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Critique de berni_29


Là-bas c'est l'Italie. La narratrice de ce récit est une jeune ethnomusicologue qui vient enquêter sur les chants des bergers de Crottarda, un village de montagne enfoui dans une vallée privée de soleil. Elle veut étudier ces mystérieux chants dont elle a gardé le souvenir lorsqu'elle est venue ici passer quelques jours de vacances avec ses parents alors qu'elle était encore une enfant.
Elle s'installe dans une pension lugubre et humide. Un énorme champignon auréole le plafond au-dessus du lit. Bien qu'étant quasiment l'unique pensionnaire du lieu, elle doit partager sa chambre avec une adolescente sauvage, impertinente et quelque peu vulgaire, Bernardetta, qui est de la famille de Mme Verdiana, la propriétaire du lieu. Une insolite amitié va se nouer entre elles deux, l'adolescente se proposant même de guider la jeune femme dans ses pérégrinations et sa quête vers les alpages, vers les chants venus de là-haut, à la recherche des mystérieux bergers mélodieux...
La jeune chercheuse est tout d'abord accueillie plutôt avec convivialité par les habitants du village. Elle découvre ainsi une de leurs coutumes, ceux-ci se grimant derrière des déguisements outranciers pour venir à l'arrivée des rares visiteurs qui s'égarent ici, comme s'il s'agissait de rompre un instant l'humidité froide des jours sans fin par quelques gestes facétieux...
Rejoindre les alpages, découvrir le mystère de ces chants qui résonnent dans le coeur de la vallée comme un dialogue... Qui résonnent aussi dans le coeur de la narratrice depuis son enfance.
Je suis entré dans ce roman par ses premières pages baignées d'enchantement et d'étrangeté. Je suis entré pas à pas avec la curiosité d'un enfant qui pénètre une forêt peuplée d'oiseaux avec des yeux étonnés.
Le grotesque se mêle à ce monde presque magique des premières pages.
Sur l'autre versant de la vallée, un peu plus haut, il y a un autre village qui s'appelle Autelor, il est sur le versant inondé de soleil. Les deux villages semblent s'observer, se défier dans cet affrontement minéral. La narratrice découvre vite que des rancoeurs séculaires habitent les habitants de chacun des deux villages. Mais là-bas dans cette vallée retirée du monde, on ne nomme pas les villages et leurs habitants, on dit simplement : Ceux d'En-Bas, Ceux d'En-Haut...
Peu à peu l'étrangeté laisse place à l'inquiétude, puis à l'angoisse. Les pitreries des Crottardais font de moins en moins rire. J'ai commencé à perdre pied comme l'héroïne de l'histoire dans un monde au bord du fantastique...
Des détails qu'on croyait sans importance surgissent dans cet imaginaire débridé, par exemple cette question presque banale qu'on se surprend à poser : « Tiens, ils n'ont pas de cimetière, on se demande bien ce qu'ils font de leur défunts... »
Perdre pied, la plus belle des aventures d'un lecteur. Trébucher au bord de l'abîme...
Peu à peu la population qui accueillait naguère la jeune chercheuse avec des facéties commence à montrer des signes d'hostilité. Elle finit par ne plus rien comprendre... Avoir peur...
Même les intentions de sa jeune colocataire semble lui échapper et elle finit par se demander si la proposition de celle-ci de l'aider dans ses recherches ne recèle pas une volonté cachée de mieux l'égarer...
Dans cette inquiétude que j'éprouvais moi aussi, je me suis retrouvé en totale empathie avec la personnage principale.
Certains personnages semblent tout droit sortis d'un conte gothique. À commencer justement par Bernardetta, agaçante, possessive, imprévisible, touchante aussi dans les aspérités qu'elle porte déjà si jeune au travers de son histoire. Je l'ai adorée.
Comment ne pas songer alors à certains romans de Charles-Ferdinand Ramuz, qui a raconté la montagne comme personne d'autre et qui avait un sens très profond, très marqué, de l'inquiétude et de l'angoisse ?
Ce roman a été pour moi l'occasion de découvrir un auteur italien que je ne connaissais pas, Claudio Morandini.
D'ailleurs, l'auteur convie pour ma plus grande joie le grand écrivain montagnard suisse en le mêlant à l'étrangeté du récit :
« Quiconque se retrouve à Crottarda pense forcément au roman de Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas, où il est question d'une communauté alpine qui regrette le soleil pendant tous les mois d'hiver, et d'un vieux fou qui raconte à la ronde que le soleil est malade et ne reviendra pas, qu'il passera ailleurs pour toujours. Va savoir, en vient-on à penser, si, à l'instar des personnages de Ramuz, les Crottardais craignent pendant les longs mois d'ombre que le soleil ait disparu pour toujours. Va savoir si, au printemps, à l'instar des montagnards du roman tâchant de résister à leur angoisse devant les prédictions du vieil Anzévui, ils s'élancent, impatients, sur des sentiers impraticables pour dénicher l'astre solaire et le prier de revenir éclairer les hommes. »
On est loin ici comme chez Charles-Ferdinand Ramuz des clichés de la littérature de montagne, Claudio Morandini les fait voler en éclats et c'est jubilatoire.
Très vite alors l'effroi s'installe. La folie menace...
La trame du récit est faite d'oscillations entre deux versants d'une même vallée, entre l'adret et l'ubac, entre le ciel des oiseaux et les choses souterraines, entre chemins oniriques et mystères spongieux, entre alpages verdoyants et dolines ténébreuses, entre l'absurde et l'inquiétant, entre ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, entre ce qu'on révèle au grand jour et qu'on enfouit de manière abyssale dans les entrailles de la terre ou peut-être encore plus profondément, c'est-à-dire en nous-mêmes... Dans ses contrepoints, des chemins se dessinent dans le fond d'une vallée oubliée du reste du monde...
Peur de trébucher, de tomber dans une de ses dolines, ces gouffres débouchant sur des boyaux étroits et tortueux où il est si difficile de s'y glisser comme de s'y extirper... On se demande bien ce qu'ils peuvent cacher.
Mais bientôt, un autre chant s'élève dans la vallée, une voix venue de sous terre que la narratrice semble seule à entendre, comme un appel dans la nuit.
« Cette voix se déplace en même temps que nous. Elle s'est manifestée depuis des espaces lointains, mais aussi depuis une proximité insoupçonnée. Peut-être qu'elle résonne le long des boyaux qui percent la montagne, qu'elle les exploite comme la coulisse d'un trombone. J'ai la sensation de plus en plus vive que c'est à nous – à moi – qu'elle s'adresse. Peut-être qu'elle me suit, me cherche. Cependant, je ne sais pas comment lui répondre. Je ne connais pas son langage, je ne peux qu'essayer de le transposer, de le mettre en musique, sans saisir son sens profond. Mais le cri qu'elle a poussé il y a peu n'a pas besoin de traduction : un cri est un cri, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même. »
J'ai aimé la singularité de ce roman. Elle est venue à moi comme un rêve éveillé, hypnotique, durant deux cent vingt-quatre pages.
Envoûtant.
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