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Critique de CorinneCo


Ce monde terne et liquéfié qui pourrait paraître sans consistance si ce n'était que la dureté et implacabilité de l'écriture de Moravia.
Une mère, une fille, un fils, un amant : personnages principaux parmi des silhouettes, des ombres – sauf l'amie de la mère ponctuant le récit pour asseoir le propos de l'auteur.
Cette étude de moeurs, de société, que sais-je… cette histoire brève, déroulée sur quelques jours est un étau qui se resserre inexorablement sur la psyché des personnages. Premier livre, éclat brutal et noir, manifeste contre l'ordre social établi, non revendiqué comme tel mais résolument admis comme tel. le succès de sa publication laisse sans ressort la censure mussolinienne en place mais elle se rattrapera en interdisant plus tard une nouvelle publication. « Les Indifférents » est une peinture cruelle de la société italienne – une classe bourgeoise moyenne – qui ronronne sous l'ère mussolinienne.
MariaGrazia la mère est une femme que l'on aime détester. Moravia la rend grotesque, stupide, égoïste et profondément irritante. D'ailleurs même ses enfants la décrivent ainsi. Femme vieillissante dont la jalousie est le pain quotidien, détestant « le peuple », ruinée, aveugle à elle-même et à ses propres enfants, tourmentée par l'hypothétique abandon de son amant Léo ; son souhait est de marier sa fille à un riche héritier dans la pure tradition bourgeoise.
Sa fille Carla n'aspire qu'à une chose, quitter cette maison, cette vie qu'elle ne supporte plus ; rongée par l'ennui et l'inertie, ayant un désir d'amour fou, de vérité et d'envol, elle se trouve vieille. Elle se sent prisonnière et faible et regarde son frère Michele comme une roche sans aspérité pour s'y raccrocher.
Michele est plus jeune. Ce jeune homme absolu qui donne tout au long du livre l'impression d'être proche d'un acte suicidaire, déteste autant Léo que son environnement, qu'il se déteste lui-même.
Il méprise sa propre faiblesse, son indifférence à tous et à tout. Il se dégoûte, les autres le dégoûte. Son opposition à Léo et à sa mère parfois sont des flammes vite éteintes, des irruptions d'humeur qui s'effondrent aussitôt. A la différence de sa soeur, lui ne veut pas quitter cette maison, il veut que Léo quitte leur vie à tous les trois ; il veut un monde pur, transparent de vérité et de droiture, sans ombres, sans taches, sans failles.
Léo est un homme d'âge mur, affairiste, sûr de lui, convoitant depuis longtemps cette maison bourgeoise qu'il pense racheter à bas prix et convoitant aussi Carla, qu'il compte bien mettre dans son lit rapidement. Pour cela il continue à entretenir une relation distante mais efficace avec MariaGrazia la mère, supportant sa jalousie permanente, tempérant ses ardeurs et mystifiant tout le monde pour arriver à ses fins.
Un autre personnage s'infiltre dans ce magma corrosif, c'est Lisa, une amie de longue date de MariaGrazia et ancienne presque mariée de Léo. Lisa est une veuve un brin masochiste, supportant l'amitié vacharde de MariaGrazia et qui finit par vouer un amour débordant et un peu lamentable à Michele.
Lui, le fils est effrayé par cette femme qui pourrait être sa mère, dégoûté par son manque d'honnêteté à la repousser. Mais il finira bien par succomber.
Carla prend la décision qu'elle doit se donner à Léo, pour que sa vie change. Elle le fait sans dépit, ni réel calcul, elle veut juste secouer ce manteau d'inertie qui la recouvre.
Léo goguenard orchestre tout ce petit monde comme il réglerait une affaire commerciale en pesant toujours les pertes et les profits.
MariaGrazia ne voit rien : que son amant la trompe avec sa fille, qu'il veut la spolier de sa maison, que son amie convoite son fils, que son fils est au bord d'un précipice prêt à s'y jeter. Son monde tourne autour d'elle-même, du quand dira-t-on, d'être conforme à la bonne société pour pouvoir y être reconnue ; Les apparences avant toute chose et surtout garder à tout prix Léo – cet homme plus jeune – qui nourrit son illusion de jeunesse et de désir.
La fin du livre est une mascarade. On peut penser que celle qui s'en sortira le mieux sera Clara. Elle a pris le parti de jouer avec les codes de cette société qui lui offre peu d'avenir et de liberté. Des codes qu'elle pourra contourner, apprivoiser pour asseoir sa nouvelle vie.
Du haut de son écriture Moravia scrute ses personnages et il scrute le monde qui l'entoure, ses lecteurs aussi. Il observe cette société engoncée dans le manteau voluptueux et trompeur du fascisme de Mussolini. Où tout est en ordre, tout est codifié et contrôler pour la sécurité et la plénitude de « tout le monde ». Ces personnages tellement imprégnés de valeurs morales se conduisent de façon immorale. Moravia inverse les valeurs, casse les repaires, les éparpille brutalement. Il n'a pas envie de sauver ses personnages, ou si peu. Ils sont ainsi, peu sympathiques, sans joie, poupées inertes, ballottées par leurs névroses, leur paranoïa, leur consentement, leurs rêves… Car ils rêvent tous. Des rêves, des fantasmes, sur la vie des autres, sur leur vie à venir, sur l'instant d'après. Des rêves de grandeur, de splendeur, des rêves de vieux enfants, des rêves qui se heurtent à la réalité de leur vie.
MariaGrazia a des rêves d'amoureuse adolescente, de richesses inatteignables. Michele rêve d'un monde parfait, véritable où il aurait la force de vivre dans l'intransigeance de son moi profond. Clara rêve d'un amour romanesque, d'un homme idéal dans une vie palpitante. Lisa rêve d'un monde moins brutal, d'une virginité retrouvée à offrir à l'amour de sa vie et Léo rêve de Clara sans idéal ni vraiment d'amour, juste un rêve érotique qu'il pense bientôt assouvir, comme un dû qu'on lui doit, lui qui pense avoir tant donné et si peu reçu.
Les dernières pages montrent MariaGrazia et son amie Lisa ainsi que Carla en route pour une soirée. Elles sont déguisées. Carla porte un masque car c'est ce qu'elle a choisi : d'avancer masquée dans la vie. Et elle dit à son frère qui les attend « n'aie pas peur... »
Moravia pourrait le dire aussi : n'ayez pas peur de ce jeune homme d'une vingtaine d'année qui a écrit ce roman si sombre, si dur, si sec ; qui ne vous apporte aucun soulagement, ni solution ; cette bourgeoisie c'est la mienne, ce vide m'appartient aussi et pour mieux le dompter, pour mieux le comprendre et m'en asservir je dois vous l'exposer.
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