AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Presence


Ce tome fait suite à Trashed! (épisodes 1 à 6) qu'il faut avoir lu avant. Il comprend les épisodes 7 à 12, initialement parus en 2013, écrits par Joe Harris, dessinés et encrés par Martín Morazzo.

Ce tome débute 18 mois après la fin du premier, alors que l'état du Nouveau Texas a accueilli ses premiers immigrants et que la base de vie initiale a mué en un village comptant 704 habitants. Chas Worthington est toujours le président de cette micro-nation, assisté par son ami Alex. Il a réussi à convaincre Zoe de travailler pour lui, en particulier d'enquêter sur les actes de sabotage dont New Texas continue d'être la cible. Il dirige la première réunion de cabinet de ministres pour mettre au point la stratégie qui lui permettra de faire reconnaître New Texas comme une nation souveraine. Il est victime d'un attentat en pleine réunion : une balle de fusil l'atteint en pleine poitrine.

En s'immergeant dans ce récit, le lecteur constate que seul le format de parution (22 pages mensuelles, se terminant à chaque fois sur un suspense donnant envie de revenir le mois suivant) permet de savoir qu'il s'agit d'un comics. Pour le reste, l'histoire, les thèmes abordés, les dessins et la mise en couleurs évoquent plutôt une bande dessinée traditionnelle. Martín Morazzo (artiste argentin) dessine en utilisant un trait d'une épaisseur quasi uniforme pour délimiter le contour des silhouettes et des éléments de décors. Les informations relatives à l'intensité lumineuse, la texture et les variations de profondeur des surfaces sont apportées par la mise en couleurs qui les complète de manière discrète et naturaliste.

Martín Morazzo dessine ses personnages de manière réaliste, sans rechercher le photoréalisme, sans surcharger ses dessins en traits non signifiants ou en détails surnuméraires. Il sait rendre crédible cette petite ville bâtie sur un territoire de déchets flottants, imaginant des bâtiments à 1ou 2 étages, de taille réduite pour prendre en compte le caractère déformable du terrain sur lequel ils sont construits. Faire croire à ce terrain mouvant constitué de déchets semblait au départ une gageure. Morazzo prend bien soin de montrer que les centaines de débris de nature diverse et variée qui forment le "sol" de ce continent, ainsi que l'épaisseur relative de ce terrain. Il ne se limite jamais à un vague sol informe sans texture.

Morazzo effectue un travail de costumier correct, donnant des tenues différentes à chaque personnage, adaptées à ses fonctions, sa stature sociale, son activité (quelques robes de soirée lors de la réception précédant la réunion des Nations Unies). Il sait rendre avec conviction l'ambiance marine de New Texas, que ce soit par les horizons dégagés, le vol d'oiseaux maritimes, ou encore une faune marine réaliste. Sous ses crayons, chaque endroit acquiert un caractère spécifique, même une chambre d'hôtel. Il sait aussi s'astreindre à reproduire l'apparence des lieux connus, comme lors de la visite du bâtiment des Nations Unies, et de sa célèbre salle de conférence en amphithéâtre.

Les personnages ont une morphologie réaliste et des postures vraisemblables. Morazzo effectue un effort particulier pour que le lecteur puisse deviner les états d'âme de Chas Worthington à son langage corporel. Ainsi le poids de ses décisions et de leurs conséquences pèse vraiment sur ce jeune homme. Il représente la violence sans voyeurisme, mais en transcrivant bien son horreur et la douleur qui va avec (en particulier lors des interrogatoires à base de torture, réalisés par les soldats de Chukwu, le président de la Rhodésie de l'Ouest).

Joe Harris peut ainsi se reposer sur les images pour porter une grande partie de la narration qui développe une situation toujours aussi intrigante. Harris joue avec les attentes du lecteur en plaçant cette deuxième partie 18 mois après la création du Nouveau Texas. Ça y est : ce nouveau pays est installé et tout roule. Au fil des séquences, le lecteur prend conscience qu'il n'en est rien. Harris n'a pas abandonné son ambition en route. Chas Worthington est à la tête d'un tout jeune état qui n'a aucune existence légale. Il lui faut entreprendre les démarches nécessaires pour être reconnu autrement que comme une entreprise de recyclage des déchets, et là c'est une autre affaire. Chas Worthington est le personnage principal de ce récit, ce qui en fait d'office le héros... sauf que pas tout à fait. Certes il est victime d'un assassinat, et il se produit plusieurs actes de sabotage sur New Texas (perpétrés par l'association activiste Green X). D'un autre côté, Joe Harris joue là aussi sur les attentes du lecteur en faisant en sorte que son récit prenne un peu de recul sur les conséquences des actions de Worthington. Il y a un de ses conseillers qui lui fait un exposé sur la micro-nation de la République de Minerva qui a existé quelques mois en 1972 (véridique) qui introduit un doute sur le caractère réaliste et réalisable de vouloir créer un nouvel état aussi petit. Il y a les conséquences des détournements de fonds réalisés par Worthington qui lui reviennent de plein fouet. Il y a sa manière peu intelligente de gérer l'effet de l'augmentation des responsabilités qui pèsent sur ses épaules. Il y a encore sa vision de la politique étrangère et les alliés qu'il se choisit (la république fictive de Rhodésie de l'Ouest, les diamants de sang de la Sierra Leone) dont on finit par ne plus savoir si le remède n'est pas pire que le mal, et de loin.

Joe Harris concocte une politique fiction refusant la dichotomie simpliste Bien / Mal, montrant qu'un projet de création d'une nation a des répercussions à l'échelle mondiale, et que le jeune Worthington a plongé directement dans le grand bain, à ses risques et périls (sa future micro-nation n'a pas les moyens matériels et humains pour lutter à armes égales contre de grands pays). Toutes ses convictions sont remises en cause, voire battues en brèche (créer une industrie de recyclage et pérenniser le vortex de déchets du Pacifique Nord n'est-il pas contre-productif par rapport à la réduction des déchets ?). Ce récit ne devient pas pour autant un cours de politique fiction, car Harris n'oublie pas l'action et les intrigues (le sous-marin de Lars et Lucy), un peu de science-fiction ("Hydrocarbon remediation operation" en abrégé "HERO"), et une pincée discrète de surnaturel (Little Chief, Yalafath).

Avec ce deuxième tome, Joe Harris et Martín Morazzo confirment qu'ils ont créé une série originale avec un personnage principal complexe aux objectifs moralement ambigus (ou au moins discutables), dans un environnement très original, avec plusieurs composantes intrigantes.
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}