Un travail moins courant se présente en même temps que celui-là. Il ne s'agit de rien moins que d'exécuter une Madone pour le pape. Un ingénieur français, nommé Ducros, chargé par le gouvernement pontifical de la construction de ses chemins de fer et du matériel roulant que ces voies ferrées comportent, s'occupe de faire confectionner, à l'usage du Souverain Pontife, un wagon sans pareil. Indépendamment du salon destiné à l'auguste voyageur, la voiture contiendra une salle de parade avec un trône pour les audiences en cours de route et, aussi, un oratoire. C'est l'architecte Trélat qui a pour mission de le construire et de l'orner. Il a commandé la décoration extérieure à l'orfèvre Froment-Meurice. La salle du trône, dont les parois latérales sont de grandes glaces, jouira,pour toute ornementation picturale, d'une frise, qui sera signée Gérôme. Quant à l'oratoire, il lui faut une Immaculée Conception. Les vues de Trélat, guidé, je pense, par Rousseau, se sont portées, pour cet objet, sur Millet. En tout cas, c'est Rousseau qui conduit l'affaire. Le morceau sera payé 500 francs.
Les travaux que mentionne, en dehors de celui-là, la correspondance de Millet avec ses amis au lendemain du Salon de 1853 ne renferment aucun symbole caché. Il s'agit de peintures et de dessins dont les sujets reproduisent sans arrière-pensée la vie courante de la campagne. Mme Millet servait communément de modèle à son mari pour un mouvement ou un détail de costume. Elle arborait bravement alors l'accoutrement d'une humble paysanne, endossait un caraco de grosse laine, enveloppait ses cheveux d'une « marmotte » nouée sur le devant de la tête, et donnait la pose requise avec une complaisance toujours docile. Campredon, de plus en plus friand des oeuvres de son ami, s'adjugeait en ce temps-là, moyennant la modique somme de 30 francs, un dessin représentant une couseuse, les yeux baissés sur son aiguille. Or, une note, qu'on lit derrière cette couseuse et qui émane de l'heureux propriétaire de ses charmes, nous apprend que c'était un portrait fidèle de l'épouse du peintre.
Malgré l'étonnement que lui causait l'art « spontané » de Corot, Millet n'était rien moins qu'un théoricien de la peinture. Les systèmes ne faisaient point son affaire. Il n'aurait sans doute jamais pris la plume pour discuter sur les principes qu'il s'efforçait d'appliquer dans la pratique de son métier si la lecture d'un ouvrage à prétentions didactiques ne la lui avait mise par hasard entre les mains. Barbizon comptait, parmi ses hôtes artistiques, un peintre d'origine helvétique, lié avec Diaz et Rousseau, qui s'appelait David Sutter. C'était un aimable compagnon, d'esprit enjoué, dont le goût pour les calembours avait fait de lui un rival de Tillot dans ce genre d'exercice, où ce dernier excellait.
Cette année 1859 débute presque aussi mal pour lui que les précédentes. Ne voilà-t-il pas qu'un de ses meilleurs amateurs, ce Letrône qui lui avait payé si largement autrefois ses tableaux, jette sur le marché toute sa collection. On la disperse à l'hôtel Drouot le 14 janvier. Les quatre toiles de Millet que l'on met aux enchères n'atteignent pas, en bloc, 1.500 francs.
La poétique de Millet est celle du vieux classique. Classique lui-même dans l'âme, cet enfant chéri du destin chemine sur la route qui, en dépit de mille traverses et de tracas sans nombre, le conduit au triomphe et à la gloire. Phébus répond à sa voix; le galop ailé de Pégase l'emporte. Les cieux lui sont ouverts.