Je dus me résoudre à changer de vie. J'étais devenu une jeune vache indépendante, une affranchie. Seule, mais libre. Ma transformation n'allait cependant pas sans difficultés. Le regard des autres me pesait.
Deux cents vaches qui s'abandonnent placidement à leur casse-croûte chlorophyllien ne suscitent aucune réaction. En revanche, une vache toute propette qui fait poliment la queue au rayon charcuterie de son Mammouth, et c'est la consternation chez la clientèle.
Ce regard des autres, toujours stupéfait, finissait par m'insupporter et, puisque je ne pouvais me fondre dans la foule, il me fallait disparaître du troupeau. Mais, grégaire, je ne l'étais guère. Rétive à toute discipline, je ne voulais pas devenir un mouton.
Et puis le troupeau, m'imaginais-je, c'est un clan, une coterie, une sorte de camorra avec ses règles, sa loi implacable. Jamais on ne m'accepterait. Toujours je serais l'étrangère, celle qui vient d'ailleurs, celle qui vient des hommes...
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Je cherche seulement à dire ici avec le plus de simplicité, le plus d'honnêteté possible comment je suis devenu une vache.
Il a mis son manteau
Sur le portemanteau
Il a mis son chapeau
Sur le porte-chapeaux
Il a mis sa monnaie
Dans un porte-monnaie
Il a mis ses avions
Dessus un porte-avions
Il a mis son bonheur
Dans un porte-bonheur
Mais jamais non jamais
Ne lui viendrait l'idée
De mettre ses ugais
Dedans un Portugais
De mettr' ses oricos
Dans des Porto Rico.
En me relisant, je me dis que, dans le fond, j'ai peut-être bien fait de devenir une vache. Et de ranger ma plume dans mon petit porte-plume.
Je m'inscrivis dans un parti politique et devins militant. Je commençai par être colleur d'affiches. On appréciait mon coup de langue pour humecter un panneau électoral en un temps record et ma stature pour décourager la horde la plus extrémiste de nos opposants. Puis, on me donna des responsabilités. On saluait mon réalisme. On vantait mon audace. Je devins bientôt le spécialiste des questions agricoles. Quand on me proposa de devenir le candidat de notre parti pour le poste de conseiller général de notre canton, je ne fus pas autrement surpris. Un jaloux mit un terme à mon exemplaire trajectoire politique ; il fit valoir auprès des instances dirigeantes qu'il serait désastreux pour l'image de notre parti de faire élire une vache. Je fus donc écarté au profit d'un énarque parisien qui ne fut même pas élu. Les électeurs firent preuve de clairvoyance, c'était un âne.
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J'imagine que mon expérience va faire des envieux : "Moi aussi je veux arrêter de fumer. Moi aussi comme vous je voudrais devenir une vache." Je serais bien en peine de satisfaire ces exhortations souvent émouvantes, d'abord parce que ma condition bovine m'est tombée dessus sans que je l'aie sollicitée. Ensuite, il faut réfléchir à toutes les conséquences liées à la vie d'une vache. Du jour où j'ai cessé de fumer, j'ai pris deux cents kilos.
Je suis devenu une vache. Il n'y a pas de quoi en faire un fromage.
- Maman, murmurais-je enfin dans un souffle, j'ai quelque chose à te demander...
- Va, mon fils, je t'écoute, répondit ma mère les yeux pleins de larmes et dégrafant son corsage, je suis prête à assouvir tes demandes les plus insensées. Que je meure à présent et que la lance du désespoir et de la honte vienne transpercer mon coeur de vieille femme impie, folle que je suis de t'écouter, fils blasphématoire !
- Voilà, dis-je, j'aimerais bien avoir un autre Choco BN.
- On peut ressentir de la pitié, de l'apitoiement pour la vache. De la commisération, pourquoi pas. On peut être attendri, ému par une vache. On ne peut avoir de l'admiration pour la vache.
- On peut, fis-je, laconique.
"Chacun fait ce qu'il veut", entend-on. "On est libre", "On est en république", dit-on quand on n'a aucune idée ni de la liberté, ni de la république. En réalité tout le monde s'en fout, tout le monde s'en tape. L'esprit de tolérance est devenu le cache-misère des cœurs secs.
Il a mis son manteau
Sur le portemanteau
Il a mis son chapeau
Sur le porte-chapeaux
Il a mis sa monnaie
Dans un porte-monnaie
Il a mis ses avions
Dessus un porte-avions
Il a mis son bonheur
Dans un porte-bonheur
Mais jamais non jamais
Ne lui viendrait l'idée
De mettre ses ugais
Dedans un Portugais
De mettr' ses oricos
Dans des Porto Rico.