C'est là un bien étrange récit, qui décevra grandement ceux qui voudraient y trouver nombre d'anecdotes croustillantes… Ce roman, dont une large part doit être autobiographique, nous entraîne dans l'enfance et la jeunesse du professeur de philosophie Kanai Shizuka, au début du vingtième siècle.
Mori Ogai commence par nous présenter Kanai Shizuka, son alter ego, qui a étudié la philosophie (comme l'auteur la médecine), et qui se pose des questions sur la façon dont le désir vient aux hommes… Après diverses digressions allant de la statuaire grecque à la philosophe allemande, cet intellectuel distingué entreprend de rédiger un journal indiquant comment, entre ses six ans et ses vingt et un ans, il a été confronté au désir.
Ce journal occupe l'essentiel de l'ouvrage (133 pages sur 166), et est en fait pour nous l'occasion de plonger dans la vie quotidienne d'un jeune garçon de la classe moyenne dans le Japon du début du vingtième siècle. Tout un petit monde urbain prend vie au détour des pages, comme sans y prendre garde : les habitations, les rues, les voisins, les coutumes, les écoles et les études sont décrits avec un réalisme saisissant, comme allants de soi. le sujet « principal » de l'ouvrage reste à vrai dire anecdotique, et plus que du désir, il s'agit ici de voir comment le jeune Shizuka fait la découverte, à différents âges, du monde des femmes, un univers secret qui se superpose au sien et n'entre en relation avec lui qu'au cours de rares épisodes qu'il détaille.
Ainsi, de jeunes voisines en tantes ou relations familiales, de partis éventuels en geishas plus ou moins intéressées, nous suivons l'itinéraire d'un enfant prodige (comme l'auteur) qui tente de découvrir le monde du désir davantage par la fréquentation assidue des classiques chinois que par celles des jeunes filles !
Comme beaucoup de jeunes gens de l'époque, il sera finalement la « proie » à demi consentante d'une professionnelle, au terme d'une relation qui laissera sur leur faim ceux qui rechercheraient le moindre érotisme dans un livre qui en est singulièrement dépourvu.
Le récit se termine sur les réflexions désabusées du Shizuka philosophe, qui se demande si son « audace » littéraire était nécessaire…
L'intérêt du livre (qui fut interdit au Japon à l'époque de sa parution) réside surtout dans une plongée dans la vie quotidienne du Japon urbain du début du siècle dernier. La traduction de
Amina Okada est excellente, et participe du grand confort de lecture de ce texte, où les rares notes en bas de page permettent de préciser le sens de quelques termes conservés en japonais, et des ouvrages chinois cités. La présence dans le texte originel de nombreux mots et expressions en anglais, français et surtout allemand est aussi notée, montrant qu'à l'origine
Mori Ogai s'adressait bien à une minorité de lettrés.
On peut par contre se dispenser de la lecture de la préface d'
Etiemble : pédante et lourde, elle ne semble utile que pour glorifier les conceptions de son auteur sur ce que doit être une bonne traduction (et un bon traducteur), pour lui permettre de régler quelques comptes obscurs et pour tresser des lauriers à la traductrice de l'ouvrage. Non dépourvu de sous-entendus, ce texte n'est réellement plus d'actualité.
Au final, un texte intéressant qui ouvre une porte sur une description vivante et charnelle d'un Japon aujourd'hui disparu.