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Critique de Erik35


C'EST LUI, LE CHEF...!

C'est l'histoire d'une petite île de Bretagne, lointain confetti de la France Républicaine, cette mère supposée bonne mais très oublieuse de ses enfants les plus excentrés lorsqu'il s'agit de leur apporter les bienfaits de la civilisation. L'histoire d'une île que vous rechercherez infructueusement, qui ressemble tour à tour à Sein, à Molène, à Batz, à d'autres encore, sans être exactement aucune d'elles...

C'est l'histoire de cette petite île du bout du bout de la fin de la terre - Finis Terrae - à l'écart du monde et du temps, un petit morceau d'humanité au large des côtes, un fragment de roc et de sable sur lequel vit une de ces petites communauté de femmes, d'hommes et d'enfants qui ont pris l'habitude de ne compter que sur eux-mêmes, face aux éléments souvent menaçants...

C'est l'histoire de cette petite île, vers les débuts apparemment tranquilles de ce siècle de fureur et de sang, avec son instituteur, débonnaire et pacifiste convaincu, homme de gauche à n'en point douter, devenu maire parce qu'on suppose qu'il en faut bien un et que c'est l'homme qui sait ; un curé, bon homme mais jaloux de conserver ses âmes au plus près du Seigneur Jésus Christ et dont on sent qu'il enrage de perdre celles-ci au profit de "la laïque" ; ces hommes tour à tour marins et paysans, ces femmes dures à la tâche et qui font bien plus que seulement seconder leurs époux, n'était que ce monde tourne encore autour du mâle...

C'est l'histoire de cette petite île qui connait, comme partout, son rejeté, son gentil benêt qu'on aime à charrier, qu'on caillasse sans même prendre conscience du mal, enfant, qu'on évite et qu'on moque, homme comme femme, parce qu'il est mal conformé, qu'il est différent, qu'il est mal fichu de nature. Et tant pis si ce jeune homme-là a un prénom de Chef*, de Maître*, puisqu'il s'appelle Maël puisqu'aux yeux de tous, il n'est encore rien...

C'est donc l'histoire d'une petite île sur laquelle, avouons-le, il ne se passe pas grand chose, jusqu'à ce que...

... Jusqu'à ce que cette République très lointaine se rappelle, et avec quelle force, avec quelle violence, à tous ses enfants, ne laissant derrière elle que femmes, enfants, vieillards et estropiés ! Il s'en est ainsi fallu qu'un couple princier meure à l'autre bout de l'Europe pour que cette dernière sombre dans l'horreur sans nom que l'histoire et les hommes garderont en mémoire bien après qu'elle se fut achevée, un jour de Novembre 1918. Il en est un cependant pour qui la guerre va tout changer, tout apporter et de la meilleure manière qui soit : c'est ce contrefait, ce boiteux, ce pied-bot simplet presque invisible de Maël ! du statut de quasi sous-homme moqué de tous - à l'exception notable du curé dont il repeint avec art l'église et les décors, et de l'instituteur, par humanisme généreux et sincère -, battu sans raison par un père violent, musculeux, alcoolique, il va passer à celui de facteur et, mieux que simple facteur en temps de paix, à celui de Facteur pour femmes, puisqu'il n'y a plus qu'elles, sur l'île, à recevoir de loin en loin les nouvelles de leurs fils, maris, fiancés qui crèvent à petit feu dans ce mouroir sans nom des tranchés quand ils ne crèvent pas tout à fait d'une balle ou d'un éclat qui ne leur était pas tellement plus destinés qu'à un autre, n'était le vilain sort.

Peu à peu, Maël le timide, Maël le mal-fichu, Maël le simplet se révèle, auprès de ces femmes seules, éplorées mais néanmoins dans la force de l'âge et de leurs sinueux désirs, un compagnon discret, attentif, bienveillant et, auprès d'un nombre de plus en plus important d'entre elles, franchement tendre et aimant ! Les mois passent et la guerre qui ne devait durer que quelques jours, quelques semaines tout au plus, n'en finit pas de n'en pas finir. Maël se prend, hélas, pour un peu plus que ce qu'il est réellement : un pis aller. Agréable, affectueux, reçu avec bienveillance, bien plus fin qu'on ne se l'était imaginé, mais il n'est pas celui qui manque, celui qui est parti voir l'enfer.
Maël se prendrait-il un peu trop pour le Prince* qu'il n'est pas ? Les mois passent, et s'il comprend que la guerre tend vers son achèvement, il refuse d'admettre que cette conclusion sera aussi le point final à cette étonnante aventure, mais comment faire pour revenir à ce point en arrière, une fois que les bonshommes encore vivant, même morcelés, seront de retour...?

C'est un récit tour à tour tendre, poétique, violent, féminin, étrange, dur, drôle et au charme étrangement envoûtant que nous livrent ici Didier Quella-Guyot au scénario et Sébastien Morice au dessin et à la couleur. Derrière une certaine légèreté - celle apportée en même temps que ces courriers parfois totalement revisités par ses bons soins et pour les meilleures des raisons inventées, bien entendu - c'est toute l'âpreté de ces années incroyablement dures, douloureuses, impitoyables, traversées de plein fouet par les convulsions de l'Histoire, que nous content les deux artistes, l'un à la plume, l'autre au pinceau, par petites touches, sans même en avoir l'air.
S'il y a bien quelques petites incohérences ça et là (les femmes de ces marins-paysans totalement désemparées par l'absence soudaine des maris... Comme si leur situation géographique particulière n'avait pas fait d'elle, de tout temps, des sortes d'hommes-bis, prêtes à les remplacer au pied levé, mais sans la reconnaissance sociale. D'ailleurs, le scénariste corrigera de lui-même un peu plus tard cette supposée impossible situation. Plus loin, il y a cette femme de quarante-ans tout juste, celle dont on comprend qu'elle a reconstitué toute cette faramineuse histoire, bien après, mais qui en parait à peine vingt), c'est à une proposition graphique et romanesque de très bonne tenue, esthétiquement ravissante, que nous assistons dans cet album très réussit. Tandis que Didier Quella-Guyot parvient à alterner avec grâce et réalisme des dialogues sentant bon la simplicité populaire d'avec des lettres d'amoureux, forcément plus et mieux écrites, décrivant l'enfer du Grand Massacre Collectif, Sébastien Morice propose une Bretagne tour à tour desséchée par les vents, embruinée de mer, tordue par le soleil, empierrée de falaises, adoucie par ses femmes - pas toutes belles, non, mais toutes au charme indescriptible et profond -, un peu de cette Bretagne magique et reculée, mystérieuse et frontale que l'exotique Paul Gauguin saura si bien magnifier lors de son séjour à Pont-Aven ou qu'un Paul Sérusier, peintre méconnu mais d'une élégance humble et rare, aura transcendé tout au long de son existence, et dont il ne serait pas incroyable de penser que notre dessinateur, avec talent, s'est inspiré. On referme l'ouvrage doucement, tout doucement, de crainte de réveiller quelque démon ancien ou de céder à un long et nostalgique soupir, mais c'est tout de même avec un sourire ineffable que l'on se prend à songer à ce bizarre Facteur pour femmes et à son inattendu, son impossible harem qui ne se savait pas tel... quoique : il ne faut JAMAIS sous-estimer une bretonne !


*Maël viendrait du vieux breton signifiant Chef, Maître ou Prince.
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