J'essayais de travailler : notes et croquis de toutes sortes.
Mais le paysage, avec ses couleurs franches, violentes, m'éblouissait, m'aveuglait. J'étais toujours incertain, je cherchais, je cherchais...
C'était si simple pourtant, de peindre comme je voyais, de mettre sans tant de calcul, un rouge près d'un bleu ! Dans les ruisseaux, au bord de la mer, des formes dorées m'enchantaient : pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile toute cette joie de soleil ?
Ah ! vieilles routines d'Europe ! timidités d'expression de races dégénérées !
Combien n'avons-nous pas souvent à déplorer l'ignorance où nous sommes des circonstances capitales de la carrière d'un artiste ou d'un poète! Leur vie expliquerait leurs ouvrages, nous le sentons, et nous ne pouvons pardonner aux historiens sans scrupules dont la légèreté ou la mauvaise foi ont accrédité, à propos des génies qui nous sont le Plus chers, telles légendes dont le mensonge complique et fausse l'interprétation des plus précieuses œuvres.
Je vois l'artiste, devant cet être, s'efforçant de lui dérober ses secrets. Je le vois contemplant cette enfant énigmatique et pourtant nue dans son âme comme dans son corps, malgré, non pas aucune ruse, mais l'extrême mobilité de sa fantaisie qui précipite et brouille perpétuellement le kaléidoscope de ses pensées, unité nuancée d'une succession de contradictoires caprices qu'on croirait simultanés, tant des uns aux autres le passages est rapide. Je le vois poursuivant sa passionnante chasse au mystère et faisant parler le silence. Il sent peser sur cette jeune vivante l'ombre du vieux passé. Il cherche dans ce visage, où la chaleur du sang permet à peine aux souvenirs personnels de s'inscrire, les traces de cet insondable passé que la fécondité de la terre n'a pas permis aux aïeux de Téhura de fixer sur le sol par de durables monuments : car les végétaux ont lentement et sûrement repris à la pierre, dont le domaine est dans la nuit de la terre, la surface du sol qui leur appartient.
Soumettre l'oeuvre à une dominante, c'est lui donner une âme, lui insuffler de la vie: c'est créer.
Que le procédé ne soit pas nouveau, que tous les grands artistes décorateurs l'aient employé, que Puvis de Chavannes, avant Gauguin et ses élèves, et avant Cézanne, l'ait appliqué au tableau de chevalet, Odilon Redon, à la lithographie, c'est vrai. Mais Gauguin, de qui l'admiration pour les primitifs et le respect pour Puvis et Redon ne se sont jamais démentis, n'a pas dit, en reprenant ce procédé, qu'il prétendit apporter une nouveauté. Seulement, il se l'est approprié par des audaces et des harmonies personnelles; surtout il l'opposait au pur mélange optique des couleurs, où se confinaient les impressionnistes, esclaves de la vision sensorielle qui laissaient leur esprit en vacance.
Bien que, parmi les grandes indications que Gauguin a données de son désir, plusieurs aient droit au rang suprême, le principe de son intervention dans la sculpture, dans la peinture, dans la céramique, dans tous les arts plastiques, nous importe Plus encore que ses chefs-d'oeuvre, parce que l'étude de ceux-ci ne sera féconde pour l'avenir que s'il a de ce principe une claire et Pleine compréhension. C'est par là que Gauguin est un maître nécessaire, et c'est donc ce principe qu'il faut définir, et tel est l'objet, telle serait — s'il en avait besoin — la justification de ce livre.