Après l'ensorcelant et terrifiant "
Beloved", je poursuis ma découverte de l'oeuvre de
Toni Morrison et pour ce faire, j'ai choisi le roman qui, parmi sa bibliographie, me tentait le plus.
J'étais sortie hagarde et harassée de "
Beloved", je sors de "
L'oeil le plus bleu" complètement poignardée, bouleversée. Je comprends tellement bien pourquoi à présent on m'avait conseillé d'espacer mes plongées dans l'oeuvre de cette immense écrivain! Non seulement ses romans sont particulièrement exigeants d'un point de vue narratif et littéraire et réclament pas mal de disponibilité et de concentration (oui, la beauté est parfois sacrément assujettissante!) mais en plus leur contenu est d'une rare violence, d'une noirceur qui confine au sordide et au désespoir. Allez savoir pourquoi on en redemande pourtant de cette brutalité... Peut-être parce qu'elle confine au sublime, qu'elle fait réfléchir et qu'elle révolte... "Indignez-vous" qu'il disait! Peut-être aussi parce que l'écriture de Morrison est résolument hypnotique, une mélopée qui vous saisit et ne vous lâche plus, qui vous contraint à écouter l'histoire qui se raconte presque malgré nous. La fascination du pire et de la douleur. Peut-être.
"
L'oeil le plus bleu" est le premier roman de la romancière et il contient déjà tous les thèmes, les obsessions qu'on retrouve dans "
Beloved". Il en a la douleur indicible, les excès et la violence et paradoxalement il en a aussi la poésie.
Nous sommes dans l'Ohio, dans une petite ville ouvrière dans les années 1940. L'esclavage a été aboli soixante-dix ans auparavant mais, au coeur de cette société américaine si policée, être noir est toujours un enfer.
Toni Morrison nous invite à suivre la vie de trois fillettes et de leurs proches. D'un côté, il y a Claudia et Frieda MacTeer qui vivent dans un foyer sans chaleur et presque sans amour. Elles survivent cependant grâce à leur complicité. La petite Claudia est une enfant vive qui déteste
Shirley Temple et les autres petites filles, les blondes aux yeux bleus qui attirent sur elles tous les regards et l'admiration, qui rendent invisibles les noires même auprès des leurs. de l'autre côté de la rue, voici Pecola Breedlove. La petite fait peine à voir. Elle est laide, elle est triste surtout et semble porter tout le poids du monde sur ses épaules. Ce qu'elle voudrait elle, ce qu'elle désire plus que tout, ce sont des yeux bleus. Les plus beaux yeux du monde. Avec ces yeux-là, on doit être aimé. Forcément. C'est que de l'amour, il n'y en a plus chez les Breedlove. Les parents se battent et le grand frère ne pense qu'à s'enfuir. Et puis, elle est si laide Pecola... Pour sûr, on l'aimerait si elle avait les yeux de
Shirley Temple, si elle était blanche et blonde aussi.
"
L'Oeil le plus bleu est divisé en quatre parties, une pour chaque saison et l'intrigue nous est racontée à travers la voix de Claudia ou à travers celle d'un narrateur extérieur au récit qui se glisse tantôt dans les pensées d'autres personnages -de Pecola en particulier- ou qui nous raconte ce que fut la vie des parents de cette dernière, pour remonter aux origines de la violence du foyer. Toutefois, le récit malmène un peu la chronologie, il est morcelé, déchiré comme Pecola -sans cesse moquée, rejetée, harcelée et puis violée- et il faut attendre son issue pour le percevoir dans toute sa complétude et son horreur. En effet, si la langue est belle et poétique, un chant incantatoire obsédant et sensuel, elle révèle l'insoutenable, l'atrocité.
Elle finit par avouer l'inavouable après avoir dit l'abandon, les ravages de l'alcool, les coups, la misère sociale, la violence ordinaire, la souffrance qui mènent au désespoir et à la folie. Une folie qui n'a rien de romantique mais celle beaucoup plus réaliste qui détourne les regards et emprisonne.
J'ai suffoqué tout au long de ma lecture, j'ai suffoqué et souffert pour Pecola à qui on a tout volé, son innocence et même l'affection d'un chat. Tout au long de ma lecture aussi, j'ai eu des épines dans la gorge, l'envie de refermer ce roman diabolique qui m'a hypnotisé autant qu'il m'a fait mal autant que de d'y rester.
"
L'oeil le plus bleu" est l'un romans les plus durs qu'il m'ait été donné de lire, mais c'est aussi une lecture nécessaire qui dénonce ce qu'on ne devrait plus avoir à dénoncer en 2020 (mais décidément la haine et l'ignorance ont la dent dure et ce monde est désespérant): le racisme ordinaire, la difficulté d'être noir aux Etats-Unis, le poison des représentations qui pousse une petite noire à se haïr, le poids du passé et de ses blessures...