Ayant lu Incendies, qui m'avait laissée sur les fesses, avant Littoral, je dois bien dire que Littoral m'a déçue ; et pourtant, les deux textes possèdent de fortes connexions, au point qu'un cycle de quatre pièces est finalement né, le Sang des promesses. Littoral est le premier de ces textes, écrit en 1997 puis publié en 1999, et revu en 2009 pour une mise en scène de la totalité du cycle. Ce que j'ai lu, c'est le le texte initial.
Wilfried, un jeune homme d'une vingtaine d'années, apprend en pleine nuit que son père, qu'il ne connaît pas, vient d'être retrouvé mort sur un banc. Une fois à la morgue, on lui demande ce qu'il a décidé à propos du corps : doit-on l'incinérer, l'enterrer, l'exposer, etc . ? Complètement dépassé par les événements, il se tourne vers sa famille maternelle, qui l'a élevé (car sa mère est morte à sa naissance), et cela bien qu'il sache parfaitement que ses oncles et tantes ne portaient pas leur beau-frère dans leur coeur. Or l'hostilité est plus grande qu'il ne s'y attendaient et il n'est pas question de trouver une place au père de Wilfried dans le caveau familial. Que faire de ce corps ? C'est en prenant connaissance de l'histoire d'amour entre son père et sa mère (nous reparlerons du procédé dramaturgique qui lui permet d'accéder à cette histoire) qu'il se décide à aller ensevelir le cadavre dans le pays natal de son père – qui est le Liban, mais le pays n'est jamais nommé et tout ce qui le concerne reste très flou, si bien qu'on peut facilement s'imaginer ailleurs. C'est un pays qui a connu la guerre, et dans lequel il n'y a pas plus de place pour le corps du père de Wilfried que dans le caveau familial. Un pays qui ne fait guère de place non plus à la génération de Wilfried. Transportant son cadavre de village en village, son parcours sera parsemé de rencontres, soit temporaires comme avec l'aveugle Ulrich, soit définitives comme avec Simone, Amé, Sabbé, Massi et Joséphine, qui ont le même âge que Wilfried, et qui ont tous à porter une histoire qui concerne leur père, voire leur mère ou leur famille entière, mais surtout cette guerre qui a bouleversé leurs vies. Tous accompagneront Wilfried dans sa quête pour un endroit digne d'une sépulture, et, pour dire les choses clairement, dans son voyage initiatique, qui deviendra aussi le leur.
Comme ça, ça a l'air tout aussi émouvant et prenant qu'Incendies. Ça ne l'a pas été pour moi. C'est que c'est écrit très différemment, mais aussi que si c'est foisonnant d'idées et de thématiques, au point que je trouve ça assez foutraque. Et pour l'essentiel, il faut bien dire que je n'ai pas été convaincue par cette quête d'identité que revendique
Mouawad pour son personnage ; ça m'a presque paru artificiel, tout au contraire de la quête des personnages d'Incendies. Et puis j'ai trouvé tout une partie des dialogues inutiles, comme le monologue de la première scène où Wilfried raconte qu'il était en pleine scène de baise, avec plus ou moins de détails à l'appui, quand il a appris la mort de son père. Alors évidemment, ça permet de faire le lien très facilement avec
Sophocle et Oedipe, puisque Wilfried dira qu'il a couché avec son père (parce qu'il éjaculait au moment où son père mourait, ouais, bon) et qu'il a tué sa mère, qui est morte en accouchant de lui - on reviendra sur
Sophocle. On a aussi droit à toute une dramaturgie qui confine parfois volontairement au grotesque, par exemple avec les tantes de Wilfried qui poussent sans cesse des petits cris, mais surtout avec l'apparition de personnages tout droit sortis de l'imagination de Wilfried, tels le Chevalier Guiromelan ou une équipe de cinéma qui suit Wilfried dans ses pérégrinations, et encore davantage avec le cadavre du père de Wilfried qui se déplace avec lui, parle, pue (la décomposition, forcément!), etc. Cela alternant avec des passages plus oniriques, ce qui est le cas avec l'apparition de la mère de Wilfried, ou bien avec des monologues qui tendent vers le théâtre grec.
Et donc là, vous avez compris à quel point
Mouawad est influencé par la tragédie grecque, et surtout par
Sophocle, et surtout par
Oedipe Roi. Ce dont il ne se cache pas, bien au contraire, puisqu'il dit que son projet, né de discussions avec
Isabelle Leblanc, s'est ensuite enrichi de ses lectures d'
Oedipe Roi, de Hamlet et de L'Idiot, le point commun étant la relation au père pour les personnages principaux. C'est tout de même essentiellement
Sophocle qui transparaît tout au long de la pièce, les personnages de
Mouawad endossant les rôles de son illustre prédécesseur. Si Ulrich l'aveugle est évidemment Tirésias, Wilfried est aussi bien Oedipe qu'
Antigone, Joséphine est appelée
Antigone par Ulrich, Amé est évidement Oedipe, lui aussi, et le père de Wilfried est tour à tour Jocaste, Laïos, Oedipe, le coryphée et beaucoup d'autres, vu qu'il incarnera le père de chacun des jeunes gens.
Ces références à
Sophocle ne me gênent pas en elles-mêmes, c'est même le contraire, d'autant qu'on sait que
Mouawad est féru de
Sophocle – il va d'ailleurs les réutiliser dans Incendies -, mais je ne les trouve pas extrêmement subtiles, peut-être parce que
Mouawad a cherché à instaurer le grotesque dont je parlais plus haut dans sa pièce. Ce mélange des genres m'a plutôt semblé pénible en l'occurrence, et passer de la bouffonnerie à des histoires extrêmement sordides sur la guerre (au point que c'est quelquefois difficilement soutenable), du langage réaliste à une espèce de prose poétique, ça n'a pas fonctionné pour moi. Et puis toutes ces thématiques qui s'accumulent, la relation au père, au pays d'origine, la quête d'identité, la quête d'un avenir, la guerre, la question de la mémoire... J'ai trouvé que c'était trop, et finalement pas très approfondi dans chacun des cas.
Du coup, alors que j'avais prévu de lire Littoral avant Incendies, et que je me suis retrouvée à faire l'inverse, c'est finalement pas plus mal. Incendies m'a poussé à lire Littoral, alors que Littoral, si je l'avais lu en premier lieu, m'aurait sûrement freinée et aurait probablement retardé ma lecture d'Incendies.
Challenge Théâtre 2020