Pour garder tout cela - c'est du moins l'argument que j'ai utilisé pour convaincre Mamie qui prétendait qu'il n'y avait rien ici que l'on puisse voler - nous avons Persépolis. Persépolis est un chien abandonné que j'ai recueilli et que j'ai réussi à imposer à force d'obstination. Je l'ai appelé Persépolis parce que, Persépolis, c'est en quelque sorte l'anagramme de Perd Ses Poils et que perdre ses poils c'est précisément ce qu'il fait le bougre.
Retranchée dans la haie, camouflée de verdure, immobile et retenant mon souffle, j'observe l'activité fébrile dont font preuve les abeilles. Ici, comme à Schipol, sur la planche de vol, les butineuses pressées atterrissent et décollent. Au sol, les ouvrières, plus jeunes, humble personnel non encore navigant et chargé des tâches ingrates, les libèrent de leur charge qu'elles s'en vont aussitôt ranger dans les rayons.
J'ai laissé les abeilles à leurs occupations et j'ai repris ma route.
J'ai montré à Théo ce que j'écris. Il a dit :
- C'est bon petite, c'est bon ! Tu es douée pour ça. Continue, ajoute des adjectifs, beaucoup d'adjectifs, des synonymes aussi. Bouleverse l'ordre de tes paragraphes, coupe, découpe, copie, recopie, corrige, recommence. Bouleverse le temps et les temps. Le passé est par excellence, c'est vrai, le temps du récit mais quand on écrit, il est des moments où le souvenir de ce que l'on raconte, de ce que l'on "se" raconte, est si banal, si commun, si routinier, si quotidien ou au contraire si vif, si intense qu'il justifie pleinement l'emploi du présent. Il ne faut pas décrire mais évoquer, laisse au lecteur qui n'est pas plus bête que toi, le soin d'imaginer les choses à son idée.
Venant de tout autre que de Théo, le terme "petite" usé à mon encontre m'aurait rapetissée. Venant de Mamie et en la circonstance, il me chargeait d'opprobre et me faisait voir rouge. De vierge que j'étais au sens littéral du terme, je me sentais devenir astrologiquement taureau, mais il me fallait me dominer et rester calme encore.
J'accumulais les coups. Les bons coups, les mauvais. Je demeurais sans emploi. Je me laissais aller. Je buvais davantage. Je fumais un peu plus. Et Charon dans sa barque, un peu plus loin chaque jour, m'emmenait aux Enfers. Nous traversions le Styx et la barque prenait l'eau. Il n'y avait plus qu'une marche à descendre, un pas, juste un pas. Et plus de pas après.
Et je me laissais doucement par l'eau noire engloutir.
D'où me vient ce besoin que j'ai soudain d'écrire ? Cette manie nouvelle de me bourrer de sottises comme d'autres se bourrent de chocolat. Cette faim qui est en moi, qui me dévore et qui n'est pas Crandelain pour deux sous ? Cette urgence qu'à l'instar de mes cheveux roux et de mes yeux verts, on n'y sait retrouver ailleurs ? De ce soldat qui, à n'être pas couché sous l'Arc de Triomphe, ne m'en est pas moins inconnu ? Des livres que maintenant je lis ? Ou n'est-ce pas plutôt d'un exemple qui serait contagieux et me toucherait de près ?
J'ai voulu qu'il me fasse lire des passages de ce qu'il écrit quand il se met à son compte, mais il m'a répondu en riant :
- Alors, là, petite, il va falloir que tu commences par apprendre le néerlandais !
- Mais vous pourriez me traduire ...
- Ah, petite, il faut que tu saches que la traduction fait perdre plus de quatre vingt dix pour cent de sa saveur à un texte !