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Critique de desmotsdeuxfemmes


UNE HISTOIRE DE LA VIOLENCE PAR R. MUCHEMBLED
Édition du Seuil, Points, collection Histoire, 2008.

Robert Muchembled est un historien français, né en 1944 à Liévin. Il s'est spécialisé dans l'histoire des mentalités, s'inscrivant dans la lignée des historiens de la Nouvelle Histoire qui ont commencé à professer et à écrire à la fin des années 1960 ( Geroges Duby, Emmanuel Leroy Ladurie, Jacques le Goff, Pierre Goubert …). Il est professeur d'Histoire Moderne à l'Université de Paris XIII ( Paris-Nord ).
Agrégé d'histoire puis docteur d'État, il oriente ses travaux vers l'histoire sociale, l'anthropologie du pouvoir, la criminalité, les oppositions entre culture populaire et culture des élites. Son champ de prédilection s'étend des années 1400 à 1600, et plutôt dans le Nord de la France: l'Artois, la Picardie. Mais aussi la Belgique, et les Pays Bas.
Ses principaux ouvrages sont: « La sorcière au village », « Une histoire du diable », « Magie et sorcellerie en Europe », « L'orgasme et l'Occident », « L"invention de l'homme moderne »….

« Une histoire de la violence » est organisée en 9 chapitres, chacun subdivisé en deux ou trois sous-parties. le premier des chapitres s'interroge sur ce qu'est la violence et le dernier naturellement sur la possibilité de l'éradiquer totalement.
Le titre en lui-même peut appeler à controverse: est-il possible de faire l'histoire de la violence ? D'ailleurs Robert Muchembled se garde bien de l'intituler « L'histoire de la violence ».
Il nous propose donc UNE histoire de la violence: où ? quand ? Qu'est ce qui est violence qu'est-ce qui ne l'est pas ? Quelle évolution, quels changements dans l'espace temps et territorial ? Quels types de violence les sociétés vont-elles criminaliser ou pas ?
R. Muchembled nous donne un premier avertissement: les sources historiques ne vont livrer que ce qu'il appelle un « chiffre noir »: qui ne rend compte que d'une partie des faits. Parce que d'une part toutes les sources ne sont pas explorées, et que par ailleurs la totalité des faits de violence ne vont pas jusqu'au judiciaire, à la criminalisation et resteront donc inconnus. Ils ne sont pas « visibles ». Tel un iceberg, la violence ne laisse apparaître qu'une infime partie de sa réalité.
Ensuite, ce qui est crime de nos jours, ne l'était pas autrefois.

L'auteur cible l'Europe de la Pologne à l'Angleterre, et de la Norvège à l'Espagne, un territoire arpenté par les historiens depuis longtemps. Il s'impose une limite temporelle: la sortie du Moyen Age jusqu'à l'après-guerre avec une prédilection pour le coeur de la période: le 16 ème et le 17 ème siècle, périodes de grands mouvements sociaux et de bouleversements culturels: l'Europe connaît des changements économiques, des conflits religieux; elle voit la naissance de l'État moderne, les grandes conquêtes extra-européennes. Tout ces événements font de cette période un moment clé de notre histoire.

R. Muchembled envisage donc une société médiévale où la violence, plutôt la brutalité, parcourt toutes les strates de la société et est un moyen pour les jeunes gens non mariés d'exprimer leur vigueur et de séduire leurs partenaires féminines dans une société où la sexualité n'est pas entièrement bridée. Elle est un moyen pour les jeunes mâles de montrer leur valeur et qu'ils sont aptes à prendre la place des pères. En aucun cas il ne s'agit, d'une part de contestation sociale, ni d'autre part de donner vraiment la mort: bousculades, coups, premier sang, gestes d'évitement, permettent de limiter les conséquences funestes entre garçons d'un même village.
La morale chrétienne peine encore à éradiquer les moeurs traditionnelles et archaïques qui valorisent donc une violence codifiée, qui vise à blesser plutôt qu'à tuer et qui oppose la plupart du temps des jeunes gens de la même communauté.
Ce monde médiéval se défoule, s'exprime collectivement dans les danses, les fêtes, les jeux, à la taverne, sur la place publique où se mettent en scène les combats des jeunes coqs avec l'accord tacite des hommes mariés et en situation de domination.

L'auteur oppose à cette société la naissance d'un nouvel ordre, qui répond à de nouveaux besoins, à la fois réclamé par les élites urbaines de chaque couche sociale et par la montée en puissance de l'État moderne. En cela il s'inscrit contre la vision de Michel Foucault qui voyait seulement la puissance castratrice d'un État dominateur et tout puissant écraser les populations. Pour Muchembled, il y a une sorte de contrat tacite, de contrat social avant l'heure, entre les classes bourgeoises citadines et le pouvoir.
La violence codifiée entre les jeunes mâles, une certaine liberté sexuelle vont être complètement bannies et réprimées: la criminalisation des agressions physiques, des meurtres et des violences diverses transfère aux mains de la justice royale, impériale ducale ou locale pour les Cités-États, la charge de rendre ces comportements anciens inacceptables.
Par ailleurs, l'infanticide se trouve lui aussi criminalisé et la plupart des femmes jugées et condamnées le sont pour cette raison. R.Muchembled y voit l'autre pan de la normalisation de la société: la surveillance de la sexualité des jeunes femmes.
Et contrairement aux thèses de Foucault, R.Muchembled montre que les condamnations à mort pour actes de violence ( meurtre ) ou pour infanticide suivent des courbes descendantes. Les mises à mort certes existent mais restent un
« spectacle » à la fois exceptionnel et suffisamment impressionnant pour effrayer ceux qui seraient tentés de franchir le Rubicon.
Le but étant de réguler les moeurs, d'apaiser les relations sociales et de permettre le règlement des conflits devant les tribunaux avant qu'ils ne dégénèrent. On entre dans le « civilisation des moeurs » cf Norbert Elias. ( « La civilisation des moeurs », Paris, Calman-Lévy, 1974)

Donc pour Robert Muchembled, une histoire de la violence c'est une histoire de sa criminalisation et des différentes formes de violence qui tour à tour apparaissent comme hautement condamnables: par exemple en Angleterre au
18 ème siècle, les condamnations à mort vont concerner les atteintes aux biens plus que les homicides qui se raréfient.

R. Muchembled évoque également l'extrême violence autorisée par les sociétés jusqu'en 1945: le duel, pratique française brutale et volontairement donneuse de mort, la militarisation des sociétés européennes en vue de conquêtes extra-territoriales, les révoltes paysannes, les guerres façonnent un sujet puis un citoyen apte à donner la mort dans certaines circonstances validées par la société. Il distingue dans les derniers soubresauts du 20 ème siècle, les échos de la lutte acharnée pour pacifier les moeurs sociales et la survivance de pratiques traditionnelles anciennes.

Il semble parfois y avoir des contradictions entre la violence des sociétés et les courbes descendantes d'homicides. La séparation entre violence autorisée par les États et violence traditionnelle semble parfois bien floue. Car même si les homicides diminuent, on ne peut s'empêcher de relever que les hommes entre la fin du Moyen Age et 1945 vivent des périodes particulièrement troublées et violentes.

Le texte dans ses deux derniers chapitres ouvre des perspectives intéressantes sur la naissance et le développement de la littérature « noire » : le succès des romans policiers avec leur cohorte de détectives, de Sherlock Holmes, à Hercule Poirot en passant par Maigret, et Marlowe n'est-il pas la preuve de déplacement de la violence vers des formes littéraires, oniriques ?
Le bandit bien-aimé se mue en justicier et Vidocq illustre cette transition le plus parfaitement. L'image du policier, du détective permet de satisfaire les pulsions de violence dans un cadre légitime et parfaitement inoffensif.

Mais la plus grande question qu'il reste à nos sociétés occidentales à résoudre c'est comment sublimer les pulsions juvéniles qu'elles orientaient autrefois vers la guerre. Comment éviter que la violence ne déborde des stades, des banlieues, ou ne soit exclusivement refoulée dans les marges de la société, stigmatisant les jeunes hommes de ces milieux ? R. Muchembled termine son essai sur les « bandes de jeunes « et s'interroge sur les réponses que nos sociétés vont apporter à ces phénomènes.
Intellectuellement stimulant,l'essai nous amène à nous interroger: peut-on parler de la violence en général ? Qu'en est-il dans les autres sociétés ( autre temps, autre lieux ) ?
Comment canaliser cette violence ?
Ne concerne-t-elle que les jeunes gens entre 15 et 30 ans ? Est-elle seulement liée à des temps de fortes pressions démographiques où les jeunes, surtout les cadets, peinent à trouver une place ou n'héritent pas de leur père, ou se marient très tard. Qu'en est-il de la violence patriarcale exercée sur les jeunes gens ? de la violence au sein du foyer domestique, envers les jeunes enfants ? de celle exercée à l'encontre des femmes par les hommes de tous âges ?
Aujourd'hui: peut-on faire le lien entre l'émergence de mouvements extrêmes ? le Nigéria par exemple connaît une explosion démographique immense. La pression est forte et les jeunes gens peinent à trouver leur place dans la société . N'est-ce pas justement ce pays que les exactions de Boko Haram touchent de plein fouet ? Que les jeunes filles sont également les cibles privilégiée de ce mouvement, dont on ferait bien d'étudier la composante démographique.

Et dans nos sociétés ? Ne voit-on pas réapparaître des formes archaïques d'agressivité entre jeunes gens et de contrainte de la liberté des filles dans certaines couches sociales.
R.Muchembled ne cache pas également que l'éradication de la violence, de la liberté de se défendre ou de montrer sa place dans le groupe sont une des composantes de la lutte des classes: ne faut-il pas maîtriser les jeunes mâles des classes dites
« dangereuses », au 19 ème siècle, c'est-à-dire,les ouvriers ?

Le livre, une fois la dernière page, tournée, nous laisse face à plusieurs problématiques: la persistance sur le très long temps de pratiques et de mouvements profonds. Qui penserait voir dans les deux derniers conflits mondiaux un écho de la lutte entre les pères et les fils trop nombreux qui veulent une place au soleil, ou de la brutalisation des sociétés européennes en vue de conquérir la planète ? Réfléchissons aussi sur ceux que nous considérons comme des groupes « dangereux » dans nos villes et nos cités ? Comment alors faire place à ces jeunes ? Responsabiliser, poursuivre le lent chemin de la pacification des moeurs qu'ont accompli, malgré tout, les sociétés européennes jusqu'à maintenant, intégrer les jeunes gens dans la cité sont les défis de nos sociétés post-modernes.

Catherine Calvel
Lien : http://desmotsdeuxfemmes.wor..
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