Mme de Sévigné en sésame ouvre-toi chez
Proust
Au premier abord, la quatrième de couverture donne envie. D'autant plus qu'il en va chez les personnages de
Proust comme de la vraie vie : "[…] chacun se définit presque par ce qu'il lit ou ne lit pas, par sa façon de lire et même de parler des livres."
C'est une lecture en diagonale que l'on choisira d'opérer sur le dernier livre d'
Anka Muhlstein : La Bibliothèque de
Marcel Proust, en demandant à Mme de
Sévigné de nous servir de fil conducteur. Mais curieusement, rayon bibliothèque dans l'appartement de
Proust, il est paradoxal de savoir que les livres ne sont pas rangés… sur les étagères. En effet lorsque
Proust quitte l'appartement familial à la mort de sa mère en 1905, à trente-quatre ans, et qu'il s'installe boulevard Haussmann les caisses de livres emportées ne furent jamais déclouées. Tout le reste de sa vie, il devait se plaindre à ses amis de ces caisses qui encombrent sa salle à manger, empruntant les livres les plus courants, regrettant de ne pas les avoir sous la main. Et plutôt que de thésauriser les livre achetés, un dernier
Sainte-Beuve ou un
Mérimée, il préfère les prêter à un ami en lui recommandant de lui garder au cas où il en aurait besoin :" Chez moi il se perdrait".
Les amis de
Proust prétendaient qu'il avait tout lu et n'avait rien oublié. Selon la formule d'
Anka Muhlstein, "
Proust semble incapable de créer un personnage sans lui mettre un livre entre les mains". Au bilan : deux cent personnages autour desquels gravitent une soixantaine d'écrivains. Dès sa première tentative de roman, dans Jean Santeuil, il écrit que : "un auteur que l'on aime devient une sorte d'oracle que nous aimons à consulter sur tout"…
C'est d'abord l'influence
De Chateaubriand avec l'évocation du chant de la grive qui fait surgir le passé, à l'instar de la madeleine; influence encore, plus diffuse, de
Baudelaire avec son attachement à la mère et son indétermination qui lui permet d'envisager son livre de la Recherche, tandis que
Mme de Sévigné et
Saint-Simon (Racine et
Balzac, d'autres encore) servent avant tout à étoffer les personnages avec des citations dans les dialogues.
Proust est convaincu que "chaque écrivain est obligé de faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de faire son 'son' […]. " Toutefois la connaissance intime d'un auteur n'est pas sans risques de contamination par imitation. Aussi pour se "purger"(sic), très tôt, il s'est mis à faire des pastiches pour faire sortir de sa tête les tics et les rythmes
De Balzac ou de
Flaubert. Dans sa Recherche, il utilisera cette aptitude en dotant certains personnages de tours qui évoquent ceux d'écrivains célèbres. Ainsi la préciosité de M. Legradin le voisin à Combray doit beaucoup aux Goncourt et Bergotte qui incarne l'écrivain s'inspire d'
Anatole France.
Proust justifiera même cet art mimétique dans le langage de Françoise, la bonne de la famille, paysanne provinciale, demeurée ancré dans un monde archaïque qui évoque des coutumes et des modes de pensées disparues. Un peu comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir,
Proust insinue qu'elle utilise tout naturellement des tournures du passé que
Saint-Simon ou
Mme de Sévigné n'auraient pas désavouées...
Aux yeux de
Proust, il n'y a pas de pire lecteur que celui qui juge les auteurs sur leur conduite en société, on sait qu'il fustigera
Sainte-Beuve (par ailleurs auteur d'un essais sur
Mme de Sévigné) qui prétendait qu'on ne pouvait pas juger de la valeur de l'oeuvre d'un homme si on ne connaissait pas son caractère, ses opinions morales, ses habitudes religieuses et son comportement général.
Alors que les personnages mauvais lecteurs, symbolisent un défaut intellectuel ou moral, "Il existe -selon
Anka Muhlstein- dans
La Recherche des lecteurs passionnés et intelligents. Ils constituent ce que
Proust appelle "une franc-maçonnerie des Lettres", une société secrète qui permet une complicité immédiate et parfois surprenante entre ses membres." En effet, c'est par la connaissance intime et directe avec des auteurs de prédilection que des affinités profondes se dévoilent. Ainsi
Saint-Simon rapproche Swann l'élégant, au grand-père terre à terre.
Balzac est un trait d'union entre Swann et Charlus l'inverti (Vautrin). Surtout, c'est une conversation sur
Mme de Sévigné avec Charlus que la grand-mère se découvre de la sympathie pour le baron aux dehors si irascibles…
Avec
Proust, le personnage de Charlus est inséparable
De Balzac certes, mais surtout de
Saint-Simon et, en ce qui nous concerne, de Mme de
Sévigné, des écrivains qui lui donne un titre et un pedigree aristocratique autant que littéraire; quant à elle, la grand-mère reste exclusivement associé à de Mme de
Sévigné, symbole littéraire de l'amour maternel, qui dépeint le lien qui l'unit à sa fille et son petit-fils… Pour la Grand-mère et pour Charlus, cet amour pour sa fille est absolu, aussi ils ne remettent pas en cause l'affection de Mme de
Sévigné contrairement à de tant de lecteurs qui considèrent que le sentiment de la mère pour sa fille est exagérée. Une interprétation si commune, que chacun apprécie dans l'autre cette vérité partagée a contrario de tous. Cette reconnaissance mutuelle est un moment révélateur de la Recherche, on sait que Charlus laissera inconsciemment percer sa sensibilité et vulnérabilité d'inverti, en coïncidant avec lui-même auprès la grand-mère, se dévoilant à son insu à la grand-mère et au lecteur perspicace.
Il reste que l'affection que la grand-mère et Charlus reconnait à
Mme de Sévigné envers sa fille, se nourrit et nourrit le portrait intime de
Proust en lien avec sa propre mère et sa grand-mère, on sait que le Narrateur, celui que dit Je, se prénomme aussi… Marcel. Si les personnages sont composites et parfois à clef, quelques transparents qu'ils soient, l'on peut dire que tout du long de la Recherche les personnages proustiens sont envahis, imbibés, infusés par les livres, composante intrinsèque qui contribue au succès de cette oeuvre…
S'il faut du temps et de l'énergie pour lire et connaître
Saint-Simon, une quarantaine de volumes ou
Mme de Sévigné dont la correspondante complète en éditions de la Pléiade comporte trois tomes, il est rassurant et sans dommages (même si
Anka Muhlstein ne le précise pas) de savoir que
Proust ne connaissait vraisemblablement
Mme de Sévigné que par une éditions de
lettres choisies et bons morceaux. de même que la méconnaissance des références littéraires n'est pas dommageable, surtout que les citations directes des écrivains sont souvent limpides. Ainsi lorsque la mère critique son fils pour ses habitudes dépensières, c'est par une citation de Mme de
Sévigné qu'elle en passe : " Tâche, continua maman, de ne pas devenir comme Charles de
Sévigné dont la mère disait : 'Sa main est un creuset où l'argent fond'. "
C'est un chapitre entier, qu'
Anka Muhlstein consacre à l'anglais
John Ruskin, grand voyageur et critique d'art admiré de
Proust, puisqu'il a traduit
Ruskin de l'anglais au français, se livrant à ce travail sans connaître la langue. Ayant commencé à apprendre l'allemand avec sa grand-mère, c'était cette langue vivante qu'il allait pratiquer dans la section Lettres avec le latin et le grec. Curieusement une de ses premières missives de
Proust, épistolier prolifique qui écrivit de nombreuses lettres, tient en cinq lignes, en allemand adressées à sa Geliebte Goss-mutter; toutefois et l'on reste songeur à imaginer que, selon
Anka Muhlstein, s'il avait suivi des cours d'anglais au lycée, son professeur aurait pu être
Stéphane Mallarmé…
Proust devait consacrer neuf ans à
Ruskin, qu'il aborde en abandonnant l'esquisse d'un premier long roman, Jean Santeuil qui fait déjà un millier de pages et dont l'ébauche fut publié en 1952. Mais
Proust n'aurait jamais pu entreprendre la traduction de
la Bible d'Amiens, puis de Sésame et les lys de
Ruskin sans l'encouragement de sa mère qui connaît l'anglais et aussi, sans l'aide de Marie Nordlinger, une jeune femme anglaise et artiste passionnée de
Ruskin. le travail commence en 1899 et dure neuf ans. Entre temps lorsque
Ruskin meurt en 1900, il reçoit, en rare connaisseur du maître en France, une commande d'un article nécrologique.
Proust ne fait pas que traduire
Ruskin, il écrit des notes volumineuses, dialogue et digresse profusément. A ceux qui s'étonnaient qu'il ne savait pas l'anglais,
Proust pouvait rétorquer : "J'ai appris l'anglais quand j'avais de l'asthme et ne pouvais parler. Je l'ai appris des yeux et ne sais ni prononcer les mots ni les reconnaître quand on les prononce. Je ne prétends pas savoir l'anglais. Je prétends savoir
Ruskin".
Ruskin alors peu connu en France, n'est pas revendiqué directement dans son grand roman,
La Recherche, écrite ultérieurement, mais l'écrivain anglais l'aura certainement accompagné vers ce passage à l'oeuvre…
Parmi les nombreux écrivains de
Proust, c'est
Emile Zola qui fait l'objet d'un emploi des plus surprenants, par l'intermédiaire de la duchesse de Guermantes qui aime faire montre de supériorité intellectuelle. le rôle joué par
Zola pendant l'affaire Dreyfus et l'objet de scandale qu'il fut dans le milieu aristocratique est indéniable. Afin de déconcerter une vieille dame, de Parme, princesse de son état et réactionnaire aux idées, la duchesse lance que
Zola est un poète ! Ajoutant, telle qu'elle en un copier-coller : "comme il grandit tout ce qu'il touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui… porte bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense ; il a le fumier épique ! C'est l'
Homère de la vidange!" Un
Zola donc en figure d'Hercule, qui nettoya les écuries d'Augias... Ce qui resterait à rapprocher de la tirade du peintre Elstir qui, empruntant le ton vulgaire, presque ordurier plus repoussoir que modèle des Goncourt, déclare à propos d'une peinture : "On ne pourrait pas dire si c'est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca." …
Les connaissant bien pour les avoir pratiqué,
Proust n'a pas toujours été un classique; un classique qui a sa façon résume et solde l'héritage des classiques antérieurs. Il avait la conviction qu'un talent nouveau est rarement reconnu immédiatement, citant en exemple les
Baudelaire ou Manet qui, en leur temps, avaient bataillé avant la reconnaissance du public… mcjarrias
Réf :
Anka Muhlstein, La Bibliothèque de
Marcel Proust, éditions
Odile Jacob, 278 pages, 2012, 22€90. http://marieclaudejarrias.blogspot.fr/