Les lettres de la marquise à Léonard de Vinci nous révèlent le mélange de persévérance et de courtoisie qu'elle savait apporter dans ses entreprises. Il sera intéressant, à ce titre, de les rapporter ici. Le 14 mai elle charge un de ses agents, fixé à Florence, Angelo del Tovaglia, de tenter, après bien d'autres, une démarche auprès du maître inexact entre tous « Désirant très vivement avoir quelque oeuvre de Léonard de Vinci, que nous connaissons, non seulement de réputation, mais personnellement, comme un peintre remarquable, nous lui écrivons dans la lettre ci-jointe de vouloir bien faire pour nous une figure de Christ enfant dans sa douzième année. Vous lui présenterez notre missive en ajoutant les commentaires qui vous sembleront les plus propres à le décider; nous le payerons bien, et s'il cherche une excuse dans l'oeuvre qu'il a commencée pour la Seigneurie, vous pourrez lui dire que ce sera un délassement qui le reposera de l'Histoire de la bataille d'Anghiari. »
Il y a là, proclamons-le bien hautement, un respect profond pour l'indépendance de l'artiste, une idée véritablement grande et noble de la mission qui lui incombe. Ces princes si ambitieux et si magnifiques ne conçoivent pas l'art sans une grande part d'idéalisme; ils croiraient le rabaisser en lui demandant une glorification trop directe; tout au plus leur influence ira-t-elle jusqu'à confier aux artistes des sujets moins populaires que par le passé, s'adressant davantage à l'aristocratie de l'esprit.
Quant à demander aux artistes de prendre parti pour les vaincus, comme notre Callot le fit si courageusement vis-à-vis de Louis XIII lors de l'entrée de ce monarque à Nancy, c'eût été poursuivre une chimère. Raphaël continuera sans scrupules de servir Léon X, spoliateur de son souverain légitime, le duc d'Urbin; Michel-Ange, tout en protestant dans son for intérieur contre les Médicis, qui viennent d'asservir de nouveau sa patrie, élèvera pour eux la Bibliothèque Laurentienne, sculptera les fameux tombeaux. Et que dire de Léonard de Vinci, si empressé à dresser des arcs de triomphe ou à organiser des fêtes en l'honneur des oppresseurs de sa patrie, en attendant qu'il prête son concours à l'odieux César Borgia!
Les citoyens, se désintéressant peu à peu de la chose publique, ne mettront plus leur gloire qu'à posséder les habitations les plus élégantes, les intérieurs les plus confortables. Les édifices municipaux seront l'oeuvre d'une volonté unique, non plus le résultat de l'effort de tous, avec cette variété charmante, avec ces mille motits imprévus qu'y introduisait naguère le concours de la cité entière.