Lignes, c'est l'histoire d'un asile de fous…dont les murs sont élargis à l'échelle du Japon tout entier, en tout cas à l'île principale du Honshû.
Murakami Ryû enfile les situations les plus monstrueuses comme on enfilerait les perles d'un collier. Et ce qui rend le tout glaçant, c'est qu'il soigne les enchaînements au millimètre pour que le collier prenne forme. Chacun des chapitres prend le titre d'un personnage différent. L'homme ou la femme nommée n'apparaît qu'en fin de chapitre, pour se retrouver en personnage principal du suivant. Chacun finit toujours par créer des ennuis, de gros ennuis à autrui, ou par subir lui-même un triste sort.
Les personnages sont foncièrement dérangés psychologiquement, en raison de traumatismes subis à l'enfance. Battus, victimes de sévices sexuels, ayant eu un frère ou une soeur suicidé(e), ayant une forme de handicap ou de don qui les a marginalisés, ou simplement incompris ou mal-aimés, ils en ont clairement un grain et ne peuvent s'empêcher de rechercher, consciemment ou non, des situations violentes, aidés par les excès d'alcool et de drogue. Une femme, Yûko, est un peu le fil rouge, elle qui a le don d'entendre et voir les conversations dans les câbles électriques des appareils de communication.
De ligne en ligne, de chapitre en chapitre, la violence fait rage. Elle est souvent sexuelle, les femmes sont particulièrement malmenées. Battues, torturées, violées, elles sont précarisées dans ce noir Japon qui laisse sur le bord de la route des tas de gens, et ça commence à se sentir en cette fin des années 1990, au terme de près d'une décennie de stagnation économique. Pour arriver à manger et se loger, elles vendent leur corps dans des clubs sado-maso, ou en indépendantes. Et un jour, la fille tombe sur un malade, qui va prendre plaisir à lui crever les yeux, la frapper à coup de club de golf parce qu'elle ne lui a pas rapporté du konbini du coin la boîte de pêches blanches au sirop au milieu de la nuit qu'il a exigé. Après les coups, il demande pardon en pleurant comme un enfant. Elle prend pitié...il recommence...dans une écoeurante et révoltante ronde sado-maso.
Parfois, ce sont elles qui font preuve de cruauté, pour se venger. Ici une femme, avant de découper son compagnon en morceaux, voit sortir de ses entrailles fumantes les champignons enoki qu'elle lui a servis quelques minutes plus tôt. Une autre dont le nouveau compagnon était impuissant et geignard lui a redonné des érections en prenant l'habitude de lui shampooiner les cheveux, ce qui le détend et le fait bander…un jour, par surprise, elle l'égorge.
L'ouvrage souffre d'une redondance à la longue lassante de la violence pour la violence. A un moment on se dit trop c'est trop, la crédibilité en prend un coup, non seulement en raison de situations improbables (quoique, on en voit tellement dans les faits divers !), que sur le degré réel de noirceur de la vie nippone. L'auteur donne le sentiment de maltraiter son pays, d'en exagérer énormément les travers, qui existent bien, comme la prostitution des lycéennes, si j'ose dire sous le manteau, en particulier dans certains quartiers de Tokyô qui ne dorment jamais. de plus, il n'y a aucune possibilité d'attachement à des personnages qui disparaissent rapidement, soit éliminés physiquement ou quasi, soit abandonnés sans qu'on sache trop ce qu'ils deviendront. Il y a donc à la fois un fil sur deux chapitres consécutifs, et une rupture de ce fil pour chacun des personnages au terme de ces quelques pages. C'est assez déroutant et frustrant. En même temps, la création même de ce fil, de cette farandole polyphonique d'individus plus dérangés les uns que les autres donne cette perception contradictoire de cohérence du discours ─ le Japon est violent ─ , et de non crédibilité car on a du mal à concevoir que tous ces gens liés chacun au personnage central du chapitre précédent, répandent cette violence comme une toile, une sorte de réseau dans tout le Honshû (l'auteur prend un soin particulier à ne jamais citer les mêmes villes et quartiers de Tokyô, histoire de montrer que toute l'île principale serait atteinte par cette gangrène).
Il n'en reste pas moins vrai que
Murakami Ryû a un vrai talent d'écriture, tant par l'inventivité de son discours que dans la manière d'exprimer la détresse insondable des coeurs et des âmes, dans une sorte de poésie urbaine moderne, poésie tour à tour hallucinée du vice et froide comme le béton.
Lignes, de par sa construction même, n'est pas en capacité de rivaliser dans la tension nerveuse imposée au lecteur avec le vertigineux
Miso soup. Pourtant, après un moment où il pourrait vous tomber des mains, on se surprend à en égrener avec grande curiosité les pages, voire avec une avidité presque coupable, histoire de découvrir ce qu'il va bien pouvoir encore arriver au personnage qui vient d'émerger au terme du chapitre précédent. Et ça, c'est plutôt bien joué !
Bref, c'est pour moi un essai transformé avec
Murakami Ryû, dont j'ouvrirai encore de nombreuses pages, pour le meilleur et pour le pire.