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Critique de Malaura


Au-delà d'être un texte d'Haruki Murakami, c'est en premier lieu l'objet livre qui est attirant dans « Sommeil ».
Les éditions 10/18 ont en effet orné cette nouvelle du grand auteur japonais, d'un très bel écrin aux couleurs nocturnes. Sur un support de papier glacé épais, doux et lisse, l'histoire s'inscrit à l'encre bleue et se pare de très belles illustrations signées par la dessinatrice indépendante allemande Kat Menschik.
Celle-ci, peu connue en France mais célèbre en Allemagne pour ses prouesses en arts graphiques et sa maison d'édition « Millionen », a cerné à merveille l'univers trouble et insolite de Murakami, illustrant lumineusement, par des dessins élégants déclinés dans les tons de bleu-nuit et d'argent, cette histoire ensorcelante de vie et d'insomnie.

La narratrice de « Sommeil » est une trentenaire à la vie bien ordonnée. Femme de dentiste, mère d'un petit garçon, ses journées se déroulent selon un schéma des plus répétitifs : tâches ménagères, préparation des repas, courses au supermarché, un peu de natation, quelques sorties…
Une existence confortable, sans heurt ni anicroche, qui la satisfait sans toutefois la combler pleinement. Une vie dont elle aurait pu « intervertir sans aucun inconvénient la veille et l'avant-veille. »
Un incident troublant va cependant changer radicalement les choses.
Une nuit, au terme d'un cauchemar extrêmement terrifiant, la jeune femme cesse de dormir.
Le besoin vital de sommeil et d'endormissement propre à tout être humain, a chez elle complètement disparu.
Mais loin de ressentir les affres de l'insomnie, elle se sent au contraire au mieux de sa forme, n'est nullement fatiguée, ni l'esprit somnolent.
Nuits sans repos qu'elle s'emploie à combler tout d'abord par la lecture, une activité dont elle était fervente mais qu'elle avait abandonnée en se mariant. La redécouverte des oeuvres classiques russes de Tolstoï, de Dostoïevski, lui procure un état de bonheur et d'excitation qu'elle n'avait plus ressenti depuis longtemps.

Cette période sans sommeil va durer 17 nuits.
17 nuits pendant lesquelles sa conscience s'éveille, se clarifie, son esprit navigant entre les obligations que lui impose la réalité et qu'elle accomplit mécaniquement, et la liberté - la seconde vie - que lui offre ce temps remporté sur la nuit.
Elle s'aperçoit enfin du vide de son existence, son mari et son fils lui deviennent de plus en plus étrangers…le changement d'abord subtil qui s'opérait en elle, s'amplifie au fil des jours.
Mais une vie sans sommeil ne risque-t-elle pas de détruire les fondements même de l'existence ? A trop vouloir scruter « les ténèbres éveillées », ne risque-t-on pas de s'y laisser engloutir?

Avec « Sommeil », une nouvelle datant des années 1990, Haruki Murakami nous ouvre une fois encore les portes de son imaginaire si fécond et subtil.
Et de nouveau, l'auteur japonais nous fait sortir du cadre de la normalité par ce petit quelque chose qui vient hanter le réel, s'inviter dans le tangible et se loger tout au bord du concret et du matériel.
L'emploi du fantastique (le mystère entourant l'insomnie de la narratrice) se fait ici de façon beaucoup plus ténue que dans les autres fictions de l'auteur. Il ne sert qu'à dégager la conscience des habitudes quotidiennes qui l'ont jusque-là étouffée et bridée. La narratrice, grâce à cette expérience de nuits sans sommeil, va ainsi être amenée à désentraver son esprit de toutes les chaînes que le réel lui avait jusqu'ici imposé. « C'était mon vrai moi qui se révélait. En arrêtant de dormir, j'avais élargi ma conscience ». Comme souvent chez Murakami, l'éveil de la conscience est essentiel et cette quête de soi passe avant tout par l'attention portée à la lecture.
Mais cette révélation d'un nouveau moi est généralement liée à l'idée de mort. Mort effective, physique, ou mort spirituelle, « l'éveil » ne s'épanouit que dans une forme de trépas, au monde et à soi, un adieu à la réalité telle qu'elle était conçue auparavant.
Cette jeune femme dont Murakami ne dévoile pas le nom, représentée volontairement avec un certain détachement dans ses actions et dans ses émotions afin de permettre l'identification du lecteur, symbolise avant tout notre propre rapport à ce réel prosaïque qui nous sangle dans les tendances comportementales de nos vies étroites, un vide existentiel duquel la littérature, fort heureusement, parvient bien souvent à nous libérer.
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