Le XIXème à travers les âges
Philippe Muray
(1984)
Philippe Muray entreprend l'écriture de ce livre monumental pour lutter contre « le sommeil de l'esprit critique » de son époque. Il s'agit de mesurer les liens tissés entre le socialisme et l'occultisme à travers les oeuvres littéraires et philosophiques du XIXème voire du XXème siècle donc de la modernité c'est –à-dire le «progrès » et le « positivisme ».
Muray place les origines de cette modernité en 1786, date à laquelle le cimetière des Saints-Innocents , devenu lieu de débauche, situé au coeur de
Paris, est rasé par « l'esprit des Lumières », au nom de l'hygiène et pour préserver les petits enfants des images de la corruption (des corps vivants comme de celle des corps morts). Ce cimetière est transféré dans les Catacombes. C'est un spectacle particulier que tous ces morceaux de cadavres déversés dans une ancienne carrière de pierres calcaires. Ces visions de cadavres rappellent (ou se superposent avec) les scènes des romans noirs qui sont à la mode à ce moment-là (
Horace Walpole et
Ann Radcliffe). La conception de la mort chez les chrétiens n'est scandaleuse pour les modernes que par le fait que la mort pour eux est temporaire et en attente de la résurrection des corps et que par conséquent, elle ne réalise pas l'objectif d'unification de tous les êtres dans une même destinée. Elle n'est pas un moment que l'on respecte. Pour les catholiques, la mort n'est pas égalitaire. Les catacombes vont donc marquer le début de la fin du christianisme.
C'est à cette même époque, d'ailleurs, que sont inventés les musées, « cimetières à oeuvres d'art ».
• le dogme de la résurrection des morts des chrétiens étant jeté aux orties, les « modernes » aux idées sociales vont se précipiter vers une religion de la mort éternelle et des morts qui interpellent les vivants. C'est la fascination de l'époque pour les tables tournantes. « Peu à peu le catholicisme [est…] progressivement expulsé au profit d'une religion démocratique, instinctivement humanitaire ». La religion vraie des temps modernes est celle de « l'Harmonie totale ». le mort est désormais survalorisé, au point que l'on se met à détester l'ancienne manière d'ensevelir les défunts et que l'on décide de redonner une « virginité » aux cadavres, grâce au feu purificateur de l'incinération. On le préserve ainsi des vers et de la putréfaction.
• Au XIXème siècle, on invente le concept d'Histoire c'est-à-dire « l'étude exploratrice du passé pour comprendre l'avenir ». C'est une invention géniale qui permet de faire croire à une cohéren
ce linéaire. On commence aussi à considérer que les masses ont toujours raison, que « le peuple ne saurait errer, [qu'] il a l'instinct, l'intelligence animale »…. Toute cette philosophie, issue de l'Illuminisme, mènera inexorablement au marxisme. le siècle se passionne pour les commémorations d'événements dont on entretient la nostalgie.
• L'illuminisme considère qu'à l'origine de tout est l'unité, que « les êtres sont plus ou moins parents dans les racines sombres des temps ». Parmi les Illuministes, on trouve Swedenborg qui influence Fourier,
Rétif de la Bretonne, Bonneville, Eckartshausen... Cette philosophie a une influence considérable sur les écrivains du XIXème siècle. Soudain, on décrète que tout ce qui est vivant est cousin. Hugo écrit « bête, caillou, homme, buisson, tout vit au même titre. » Quant à
Nerval, on lui doit les vers suivants :
« Respecte dans la bête un esprit agissant ;
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose ».
C'est donc dans
la métempsychose que les valeurs socialistes prennent leur source. On en finit par conséquent définitivement avec la séparation des espèces propre au christianisme.
• L'époque (le philosophe
Auguste Comte) souhaite d'ailleurs que l'église revienne à l'authenticité des débuts du christianisme « plus pauvre, plus naturel, socialiste comme l'étaient ainsi que chacun le sait, les premières communautés chrétiennes. Il est un des premiers à s'intéresser aux discours des morts et à prétendre qu'il n'y a « plus de séparation morts vivants ». Par conséquent, la nouvelle religion, celle de l'Humanité va être d'abord « une religion des ancêtres ». Pour lui, il n'y a « pas de coupure entre le positivisme scientifique » et « la religion positiviste ».
• Autre scandale qui éloigne le XIXème du catholicisme: l'église a commis l'erreur, sous
Pie IX, de définir deux dogmes qui choquent : l'Immaculée conception et l'infaillibilité du pape en 1870. Avant
Pie IX, Grégoire XVI avait déjà commis une première « gaffe » qui était taxée d' « indifférentisme » et qui consistait à prétendre que chaque individu était maitre de son salut et qu'il pouvait l'obtenir de la manière qui lui convenait le mieux.
• A partir de là, tout ce qui est chrétien ou catholique est rejeté, critiqué, moqué par le siècle.
• En revanche, dans cette nouvelle religion qui s'insinue, l'occulte surgit. C'est l'idée que se cache quelque chose qui aurait été connu et qui serait à retrouver pour donner du sens à sa vie. Ce quelque chose qui se cache serait une sorte de « paradis des idées » perdu. Au fond, l'idée récurrente est que toutes les religions ne font qu'une. On recherche une religion « sans obstacles », sans « sélection », sans « hiérarchie », sans « jugement de valeur ».
La Bible est partout : « on ne cherche pas à la supprimer, plutôt à la découper, la corriger, l'harmoniser »
• Partout se faufile l'obsession de la justice et de l'égalité.
Léon Denis, disciple d'
Allan Kardec écrit : « ou les âmes à leur naissance sont égales, ou elles sont inégales, cela n'est pas douteux. Si elles sont égales, pourquoi ces aptitudes si diverses ? Si elles sont inégales, c'est que Dieu les a créées ainsi, mais alors pourquoi cette supériorité innée accordée à quelques-uns ? Cette partialité est-elle conforme à l'égal d'amour qu'il porte à toutes ses créatures ? Admettons au contraire une succession d'existences antérieures progressives et tout est expliqué »….
La métempsychose est l'évidence. Papus d'ailleurs dit : « Sans la notion de réincarnation, la vie sociale est une iniquité ».
• Au XIXème, « le socialisme rencontre le juif spectre errant comme un scandale à liquider. » le juif incarne l' « argent mobile ». D'ailleurs Marx écrit : « l'époque doit s'émanciper du judaïsme, c'est-à-dire du trafic et de l'argent ». Dans cette optique, Muray considère que le nazisme a été « un marxisme non perverti ».
• La question de la place de la femme et de l'enfant est aussi au coeur du XIXème siècle. Ainsi, en 1874, Hugo prophétise : « L'homme a été le problème du XVIIIème siècle ; la femme est le problème du XIXème. Et qui dit la femme, dit l'enfant c'est-à-dire l'avenir… ».
Nerval d'ailleurs « croyait comme presque tout le monde que les femmes détenaient le secret des premiers mysticismes instinctifs, les premiers druidismes sauvages, les chamanismes pétrifiants ».
• La littérature explore ces
nouvelles croyances (Michelet, Renan, Hugo,
Balzac,
Zola, Sand,
Nerval) : les « écrivains font entrer le monde dans l'histoire des idées religieuses. Et moins le monde se dit religieux et plus les écrivains sont nécessaires. Et plus les sociétés donnent l'impression de balancer leurs cultes et leurs dieux et plus les écrivains insistent sur la piété autour d'eux qui ne cesse de croître et d'embellir […] c'est par eux qu'on voit se succéder les figures du sacré moderne ». Muray reproche aux écrivains et en particulier à
Victor Hugo, d'avoir « socialocculté »
Shakespeare et aux critiques et commentateurs d'avoir « marxisé »
Balzac, ce dont s'indignait déjà
Baudelaire en son temps. En revanche, Muray met
Flaubert à part «
L'Education Sentimentale n'est peut-être rien d'autre que la plus formidable mise à plat jamais tentée des romans nécromans. Leur dévalorisation par le génie banalisateur de
Flaubert ». Remarque originale aussi sur le fait que
Flaubert aurait saisi le lien « l'homogénéité des guéridons et des barricades, ou leur surgissement synoptique » .Il est ici question des barricades de la commune, évidement.
• En outre, ce siècle cherche à abolir le mal, à domestiquer Satan pour le transformer en repenti à qui l'on peut pardonner et que l'on peut rééduquer. Muray s'interroge sur ce que l'on cherche à éliminer en éliminant Satan « Pas Satan bien sûr, mais tout ce qu'on a groupé longtemps sous ce mot-là. L'hybride, l'innommable, l'étranger, le copulant, les incubes, les succubes, l'inquiétant soupçon que l'on pourrait jouir, c'est-à-dire prendre du plaisir avec autre chose que les fils et les filles des hommes… »
• Par opposition à toutes ces thèses, Murray choisit
Baudelaire, sans qui il n'aurait sans doute pas écrit ce livre.
Baudelaire, en effet est du côté de l'illégitimité, de « l'enfer, l'éternité des peines, le péché aux origines. La pure doctrine catholique » contre les élucubrations sociales-occultes. Et pour
Baudelaire, il n'y a pas d'unité, bien au contraire : du séparé. En effet « La crudité scandaleuse des Fleurs du Mal affirme qu'il ne peut y avoir de plaisir qu'à travers le rappel permanent, rythmé, rimé, verbalisé de ce principe de division ».
Baudelaire a tout critiqué de ses contemporains : leur panthéisme, leur fascination pour la science et le progrès social, leur idéalisme égalitaire, leur rejet du péché originel, « leur culte de la Nature, leur amour du corps, de la Femme, de «l'Enfant, de la jeune Fille ». Il hait tout ce qu'aujourd'hui on qualifierait de bisounourserie et cela réjouit Muray qui choisit son camp du côté de
Baudelaire, l'aphasique qui à la fin de sa vie « jette sa langue aux chiens » écoeuré par
Paris, devenu son enfer.