Ma mère a cru que j’étais folle quand elle a appris que je voulais vivre dans une maison bordée par la forêt.
« Elle a peur que quelqu’un te guette dans l’ombre », m’avait dit Brenna. Elle avait fait mine de plaisanter mais je savais qu’elle était sérieuse.
« Ils sont tous planqués dans l’ombre, avais-je répondu. Peu importe où on est et ce qu’on fait. S’ils sont là, dehors, ils auront toujours un moyen de nous trouver. »
Brenna m’avait dit que j’étais morbide. Elle avait raison : je suis morbide. Quand on a déjà affronté sa propre mort une fois, de quoi peut-on encore avoir peur ?
J'en ai marre d'avoir peur. De laisser tomber à la première difficulté. De ne jamais rien essayer. J'abandonne toujours, ou alors je ne tente même pas ma chance. Je reste cette petite chose fragile dans sa coquille qui rentre la tête dans les épaules et tente de se rendre invisible.
- Mais j'ai envie que ce soit un homme pour moi. Je l'aime bien. Mais peut-être que moi, je ne lui plais pas. Peut-être qu'il pense que je suis trop amochée.
- Qui a dit que vous étiez amochée?
Je fixe ma thérapeute, agacée par son calme à toute épreuve et son ton surpris.
- Je le suis. C'est évident, non ?
- Non, ça ne l'est pas. en revanche, si vous pensez que vous êtes amochée, cassée, ou que sais-je encore, devinez quoi ? C'est l'impression qu'auront tous les gens qui vous connaissent ou vous rencontrent.
Je réfléchis à ce qu'elle vient de me dire. Même si ça m'embête de l'admettre, elle a sans doute raison.
- Je pense que j'ai toujours endossé ce rôle-là.
- Ça n'a rien de surprenant, compte tenu de ce que vous avez traversé. Mais songez à quel point ça vous agace quand quelqu’un utilise le mot «victime» pour parler de vous. vous détestez ce mot.
- C'est vrai.
- Vous vous qualifiez de survivante. Et pourtant, vous dites que vous êtes amochée.
- Je pense qu'un survivant peut très bien être amoché. Pas vous ?
On a tous des choses qu'on doit dépasser. Pour certains, c'est pire que pour d'autres. ce n'est pas grave d'avoir mal, d'être un peu cassé. Ca n'empêche pas de se sentir fort. Même si je ne me suis jamais trouvée forte jusqu'à récemment.
- Je pense sincèrement qu'une survivante ne voudrait pas qu'on lui accole ce mot. Vous n'avez pas envie d'être au-dessus de ce qui vous est arrivé ? De ne pas laisser votre passé vous définir ?
— Il était tellement gentil, au premier abord.
Sa voix s’évanouit et elle baisse la tête. Pendant une seconde, elle se mord nerveusement la lèvre, comme avant. En fin de compte, peut-être qu’elle n’a pas tant changé que ça. En tout cas, ses expressions sont restées les mêmes.
Alors que je la regarde, que je savoure l’intonation à la fois familière et différente de sa voix, j’ai l’impression qu’un courant électrique se répand dans mes veines.
Je ferme brièvement les yeux et je déglutis avec peine. Tous les souvenirs remontent, un à un. Ils me balaient comme un ouragan, si puissant que je dois m’agripper au rebord du plan de travail pour ne pas vaciller. Je ne veux pas de ces images. Je les ai bannies de mon esprit, j’ai affronté ces démons il y a bien longtemps et j’ai gagné. Ils représentent le passé, une vieille partie de ma vie que j’ai tout fait pour oublier.
Et pourtant, rien qu’à la voir et à l’entendre, je redeviens celui que j’étais. Et j’ai l’impression que mon cœur va exploser dans ma poitrine.
— Il semblait inoffensif ? demande Lisa sur ce ton doucereux qui me hérisse les poils.
Je ne peux faire confiance à personne. J'ai laissé une personne entrer dans ma vie après des années à me protéger de tout et de tout le monde, et ça a été un vrai désastre.
Je ne laisserai plus personne m'approcher.
Plus jamais.
- Et ta mère ?
- Parlons-en ,tiens.
(...)
- Elle est où ?
- Pas dans ma vie, ça, c'est sûr.
Mon cœur est en train de fondre. Cette fille s'y est nichée il y a des années, elle y est restée tapie pendant une éternité, depuis que je l'ai trouvée sur ce matelas crasseux, sale, abîmée, effrayée. Je voulais désespérément l'aider, comme si mes bonnes actions pouvaient rattraper ses mauvaises actions à lui.
"Tu m'as sauvé. Tu es mon héros. Comme un ange tombé du ciel."
Je ne croyais pas en Dieu ni aux anges mais à cet instant, j'avais eu envie d'y croire. Désespérément.
Je me dis de ne pas le faire. Je n’en ai pas le droit. Je joue avec elle en faisant ça. Je joue avec moi-même. Je suis déjà assez atteint comme ça. J’ai assez souffert et elle aussi. Je ne veux pas lui faire du mal. Mais je ne peux pas la laisser partir. Pas encore.
ersonne ne veut aider. Personne ne veut s’en mêler. Les gens ont trop peur. Mais pas lui. Il est intervenu comme si c’était sa mission. Et je lui en serai éternellement reconnaissante.