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Philippe Jaccottet (Traducteur)
EAN : 9782020238137
237 pages
Seuil (03/02/1995)
3.77/5   451 notes
Résumé :
À la fin du XIXe siècle, Törless entre dans un internat autrichien austère et huppé. Loin des siens, le jeune élève va vivre ses premiers troubles adolescents, intellectuels et charnels. Il y fait l'expérience du désir, de l'amour, mais aussi de sa propre cruauté. Un livre d'une ampleur romanesque rare, écrit par une figure incontournable de la littérature du XXe siècle.
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Critiques, Analyses et Avis (47) Voir plus Ajouter une critique
3,77

sur 451 notes
Toutes les composantes de la définition Larousse du mot « désarroi » (oui j'ai cherché…c'était pour être sûr…) caractérisent ce livre : il est un trouble, il est moral et il est profond.

J'ai découvert l'écrivain autrichien par Kundera c'est pour nous dire à quel point la littérature est arborescente et exponentielle. Comme Kundera, Musil profite d'une narration tout à fait construite – qui n'est pas qu'un faire-valoir – pour exposer ses réflexions.

Dans sa préface, le fabuleux traducteur qu'est Philippe Jaccottet (à qui l'on doit une traduction très fluide en vers de l'Odyssée d'Homère) retranscrit une lettre de l'auteur de « L'Homme Sans Qualité » expliquant la genèse de ce premier ouvrage, paru en 1906 (le plus connu de son vivant) : “Quand je repris moi-même, un an plus tard, ce thème, ce fut, littéralement, par ennui. J'avais vingt-deux ans, mais j'étais déjà ingénieur, et mon métier ne me donnait pas satisfaction […] je fuyais mon travail, je lisais des ouvrages philosophiques pendant mes heures de bureau et à la fin de l'après-midi, quand je ne me sentais plus capable de rien enregistrer, je m'ennuyais. C'est ainsi que je commençai à écrire.”

Le thème du pensionnat de garçons, novateur en littérature, mais rite d'initiation affreusement banal pour l'époque (si l'on en croit Stefan Zweig), sera repris tout au long du XXème siècle par Montherlant, Peyrefitte, ou encore Mishima. A cette différence près que l'oeuvre n'est pas de l'ordre du vécu, pour Musil c'est plutôt quelque chose dont il a été le témoin.

L'oeuvre de Musil, qui est dépourvue, à quelques fulgurances près, de tout lyrisme m'as conduit au constat a contrario que la poésie est une composante de bien des romans. C'est un roman de scientifique, sec et précis, mais cette écriture fait justement tout l'intérêt esthétique du livre, je vous ferai sentir, je l'espère, le ton de cet ouvrage à travers quelques citations choisies. Si vous n'avez pas pris froid par suite de cet enfoncement de porte ouverte alors poursuivons notre balade objective, dépouillée et chirurgicale aux confins de l'empire austro-hongrois de la belle époque.

Roman de l'âge ingrat sous tant de coutures il s'agit également d'un roman réaliste et psychologique d'une très impressionnante acuité. Il faut souligner que l'intrigue est parfaitement maîtrisée, la progression apporte intensité, suspense, retournements de situations. C'est une lecture stressante et dense qui met mal à l'aise tant elle couche scientifiquement sur le papier et suit sans concessions le flot ininterrompu des pensées et des tourments de Törless, dans ce monologue intérieur qui se joue en chacun de nous, que nous oublions souvent, mais auquel il nous est ici impossible de nous soustraire, de même que le personnage : “Il redoutait ces rêveries, car il était conscient de ce que leur nature secrète avait de coupable, et l'idée que de telles images pourraient prendre de plus en plus d'empire sur lui l'inquiétait. Mais elles l'assaillaient au moment précis où il se croyait le plus sérieux et le plus pur. C'était sans doute une espèce de réaction contre ces minutes où il pressentait des découvertes sensibles qui, si elles se pressentaient en lui, n'en demeuraient pas moins encore au-dessus de son âge. le développement de toute énergie morale un peu subtile commence toujours par affaiblir l'âme dont il sera peut-être un jour l'expérience la plus hardie, comme si ses racines devaient d'abord descendre à tâtons, et bouleverser le sol qu'elles sont destinées à mieux fixer plus tard : ce qui explique que les jeunes gens de grand avenir aient un passé tissé d'humiliations”.

On aimerait savoir avec autant de précisions ce qui se joue dans l'esprit des autres protagonistes. Mais il faudrait consacrer à chacun d'eux un livre à part. Il y a dans cette expérience initiatique une richesse de thèmes :

Un regard sur les mathématiques et les nombres imaginaires, quelque chose d'illogique dans ce « faire comme si », ce postulat mathématique qui pousse l'élève à discuter avec un professeur qui le déçoit, le professeur qui ne trouve rien à dire qu'un « tu comprendras plus tard » presque embarrassé. Il y a un rapport à la philosophie intéressant aussi, ce prestige social que confère un exemplaire de Kant sur une étagère de bibliothèque, alors qu'à la lecture, très vite, on se rend compte qu'une philosophie par l'expérience est plus émancipatrice. On retrouve des traits communs avec les adolescents d'aujourd'hui (et adultes car on change si peu) le rapport entre meneurs et suiveurs, entre les têtes et la masse, l'impunité des tortionnaires (on raconte un petit mensonge et les professeurs ne veulent pas creuser plus avant pour acheter la paix sociale).

De façon très subtile nous avons la description de ce qui semble être un personnage « homosexuel » dans un roman du début du XXème siècle. Nous avons quelques indices de son « orientation » sans pour autant en être certain. Nous comprenons qu'il n'a pas de rapports intimes avec la prostituée proche de l'école, bien qu'il la fréquente. Il est celui qui, tout en étant victime, montre le plus d'audace envers son camarade et qui joue un rôle non négligeable dans son désarroi. Il est une victime de harcèlement scolaire et de l'hypocrisie des autres camarades sans que jamais son « orientation » en soit ouvertement la cause. Officiellement c'est parce qu'il est endetté et qu'il a menti, mais on ne peut s'empêcher de penser que la potentielle homosexualité du personnage n'est pas étrangère au fait qu'il soit choisi par ses deux tortionnaires pour leurs « expérimentations », d'ailleurs, qu'en pensez-vous ? (Je mets des guillemets à dessein car les termes « homosexuel » et « orientation » sont quelque peu sinon anachroniques à tout le moins incertains).

Musil ne cache pas que le thème de l'homosexualité fait partie du livre. Néanmoins c'est un livre de son époque, et par conséquent d'une grande pudeur, tout en suggestion, qui s'attache davantage à ce que peut produire en terme émotionnel et dans sa tentative de rationalisation la découverte d'un désir homosexuel, qu'aux images et fantasmes eux-mêmes.
C'est aussi un roman d'une grande incertitude, on ne sait pas ce qui pourrait ou non se passer, c'est en ce sens peut être qu'il contient une dimension érotique. Mais l'érotisme n'est pas gratuit. Il n'est qu'au service du désarroi, ce n'est pas le charnel qui est décrit, c'est l'état d'esprit qui anime les personnages dans ces moments-là :“selon que cet ébranlement était plus ou moins violent, faiblissaient ou s'intensifiaient les poussées de sensualité […] Quand dans ces moments-là, mi-consentant, mi-désespéré, il s'abandonnait à leurs suggestions, il ne se distinguait point du commun des hommes qui ne se sont jamais portés à une sensualité plus folle, plus orgiaque, plus voluptueusement lacérante qu'à la suite d'un échec qui a menacé l'équilibre de leur assurance intérieure.”

Qu'est-ce qu'apprend Törless, finalement dans cette oeuvre initiatique ? “Certes, je ne nie point qu'il ne se soit agi d'un avilissement. Et pourquoi pas ? Il est passé. Mais quelque chose en est resté à jamais : la petite dose de poison indispensable pour préserver l'âme d'une santé trop quiète et trop assurée et lui en donner une plus subtile, plus aiguë, plus compréhensible.”

Dans ce roman nous apprenons que l'indicible, l'innommable n'est pas insondable et qu'il y a une vie sous la parole, sous la raison, sous les pensées et sous la logique.
Il y a un « humus intime » organique, fluctuant, contradictoire, qui sans cesse nous tend et qui a peut-être plus avoir avec le désir, la sensualité et l'instinct qu'avec les mots, et ce monde souterrain, qui nous irrigue, peut à tout moment entrer en crue et faire céder nos digues dans ses débordements.
Pour peu qu'on le surmonte un jour, qu'on trouve le courage de le confronter, le désarroi est une expérience solitaire et, la situation dans laquelle se trouve l'élève vis-à-vis de ses parents me rappelle les mots de l'écrivain yougoslave Ivo Andric « dans nos plus profondes souffrances morales nos parents ne peuvent guère nous aider ».

Le savoir et l'expérience nous aident à ne plus connaître les désarrois aigus des premières crues, celles de l'adolescence : “Il savait distinguer maintenant entre le jour et la nuit ; en fait, il l'avait toujours su : il avait fallu qu'un rêve oppressant déferlât sur ces démarcations pour les absorber, et cette confusion lui faisait honte. Toutefois, l'idée qu'elle était possible, que certaines murailles autour de l'homme étaient aisément renversées, que les rêves fiévreux qui rôdaient près de l'âme pouvaient s'y employer et y ouvrir d'étranges brèches, cette idée s'était elle aussi ancrée profondément en lui, et les ombres pâles qu'elle répandait ne s'effaçaient point.”

C'est aussi un roman de la cruauté, qui me fait penser à l'oeuvre plus récente de Mishima où homo érotisme et brimades juvéniles sont étroitement liés, d'ailleurs un personnage nous apprend qu'un de ses tortionnaires ne peut se permettre une sensualité, protectrice et presque cajoleuse, avec lui qu'après l'avoir violenté pour oublier quelque part que ce n'est pas une femme.
La différence avec Mishima, c'est qu'il y a de d'indicible, comme une sorte de mécanique des profondeurs, implacable mais inexprimable chez les personnages. Chez Musil, les tortionnaires sont plus bavards et cachent leur sadisme sous de multiples prétextes, il y a une rhétorique de la cruauté comme « vertu », leurs actes sont prémédités et jusqu'à un certain point, conscientisés.

Le désarroi comme émancipation, comme vertu initiatique, comme tunnel avant la lumière : Ainsi l'expérience de la cruauté est pareille à celle du désir ou de la peur dans la mesure où Törless s'autorise à la vivre mais aussi à la surmonter, toujours en quête de quelque chose et toujours guidé par un trouble moral profond, illustré sur la couverture par cette peinture magistrale d'Egon Schiele : un désarroi, qui pour Musil, est déjà le signe d'une morale plus « subtile ». Plusieurs fois cette notion de raffinement et de densité moral par l'expérience du trouble profond, de l'ébranlement des valeurs est soulignée dans le roman : “Il jugeait qu'avec une vie intérieure riche et sensible l'on eût aussi des moments à cacher, des souvenirs à conserver dans des casiers secrets. Tout ce qu'il exigeait c'était que l'on sût, après coup, en faire un usage raffiné.”

La cruauté est en chacun de nous et à la faveur des circonstances, du collectif (ou inversement), elle trouvera à s'exprimer, à l'image du livre de Musil, nous pouvons à tout moment passer de bourreau à victime. Mais l'humain peut reprendre le dessus sur la cruauté, tout n'est pas excusable. Une leçon d'humanité en somme.

Qu'en pensez-vous ?
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Les désarrois de l'élève Törless est un roman que je me promettais de lire depuis un bon moment. Je m'y suis enfin attelé. Mon opinion a changé à plusieurs reprises au cours de ma lecture, que j'avais entrepris comme un roman d'apprentissage. le début m'a intrigué : dans une Autriche du début du 20e siècle, le jeune et fragile Törless raconte son arrivée à un pensionnat élitiste, les attentes de sa famille, les nouvelles amitiés qu'il développe au collège. En particulier avec Reiting et Beineberg. C'est une histoire cent fois racontée, que celle d'un adolescent sensible mais confiné dans l'atmosphère austère d'un internat, entouré d'autres garçons et de tout ce qui vient avec, c'est-à-dire les émois sentimentaux (incluant quelques pulsions homosexuelles), le besoin de camaraderie, celui de se démarquer, de se sentir apprécié par ses ensignants, jouer au favori, etc.

Passé le premier tiers, je me demandais où l'auteur Robert Müsil m'amenait, son histoire me semblait tourner en rond. Törless explore les mathématiques, la religion, la philosophie, cela m'intéressa un instant seulement. Et les nouvelles amitiés du garçon me paraissaient ordinaires, des aventurettes de collégiens sans lendemain, rien de plus. Erreur ! Ces jeunes garçons cherchent leur place dans le monde, parfois au détriment des autres. Puis, l'un d'entre eux, Basini, commet l'erreur de voler dans les casiers puis s'attire la rancoeur de Reiting et Beineberg. C'est le début d'une longue phase de méchanceté, de cruauté. Tous s'acharnent sur Basini, même Törless s'efface devant ses amis tortionnaires. Tellement que ça en devient lourd à supporter pour le lecteur. Est-ce que la dernière centaine de pages ne sera que le récit d'une longue persécution ?

Heureusement, non. Törless commence à penser que tout ça va un peu trop loin. Punir quelqu'un pour ses mauvaises actions est une chose, le harceler et le dégrader de façon continue, c'est autre chose. En fait, c'est de l'intimidation. Aujourd'hui, c'est un sujet chaud, sur les bouches de tous les parents et les professionnels de l'éducation, mais il y a cent ans… le jeune garçon se trouve dans une position délicate : les bourreaux sont ses amis et il ne veut pas qu'ils se retournent contre lui. Mais la souffrance de Basini résonne chez Törless, lui-même exalté par la poésie et le mysticisme, troublé par des questionnements existentiels, il cherche la solution à son dilemme. La finale est tout à fait appropriée, sombre, comme la vie peut l'être. Les désarrois de l'élève Törless est un roman encore d'actualité (même si le style et le contexte ne le sont plus autant), que je regrette ne pas avoir lu alors que j'étais adolescent moi-même.
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Musil avait une vue perçante sur les catastrophes à venir.
Törless est le témoin de la naissance de ces monstres dont l' Autriche ou l' Allemagne étaient loin d'avoir l'exclusivité.
Törless assiste et participe à l'humiliation et aux souffrances infligées à l' élève Basini, dans un apprentissage malsain et dévoyé de la toute-puissance de ceux qui peuvent se croire supérieurs et donc titulaires de tous les droits.
Ce sont de ceux-là qui mettront en marche les usines de morts, et les expériences médicales de la honte et de l'infamie.
Mais qu'il est dur d'échapper au mal et à sa tentation, lorsqu'on est un adolescent détenu dans un austère collège ! Qu'il est facile de se laisser glisser dans l'accomplissement d'actes de barbarie, sous couvert d'expérience et d'observation.
Musil m'avait remué, avec ce bouquin : Il m'interrogeais et me montrait du doigt la plaie qui commence tôt à s'infecter. Ce pus dont le flot ne cessera de grossir si l'on y met pas un terme.
Force est de constater que Törless est toujours d'actualité… le pensionnat n'a fait que grandir, se multiplier et les bourreaux essaimer.
Le film de 1966, réalisé par Volker Schlondorff donne une dimension encore supérieure au livre.
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En choisissant ce titre, Robert Musil n'a pas répondu à un choix esthétique. Au contraire, il décrit parfaitement la situation de son personnage. Son premier roman, et peut-être son unique succès de son vivant, est un livre déconcertant.

Musil décrit avec une exactitude psychologique la confusion, le désordre, l'indécision et l'anxiété que ressent un élève pensionnaire dans un collège qui reçoit des adolescents de la haute société. le jeune Törless vit une véritable crise morale et spirituelle. Il se trouve envahi par un flot de questions fondamentales pour son apprentissage et son développement auxquelles il ne peut répondre. Il interroge les mathématiques, la philosophie et ses expériences nocturnes. Les mathématiques sont insuffisantes et la philosophie, représentée dans un live de Kant, est rébarbative pour ce jeune inexpérimenté. Sa vie double est un paradoxe qui lui complique la situation. Entre l'éducation régulière de ses parents bourgeois et la discipline collégial d'un côté et les dérèglements des sens avec ses camarades et les visites chez Bozena la prostituée de l'autre côté, sa personnalité s'accomplissait petit à petit. Et le lecteur suit ce parcours initiatique mené avec art et maîtrise. Ses camarades qui ont eux aussi leurs réflexions et vie spirituelle deviennent des monstres ignobles la nuit ! des sadiques qui poussent à l'extrême leurs expériences insolites à travers homosexualité et hypnotisme. Mais Törless ne peut supporter cela et fait face à toutes ces pratiques hideuses, tant bien que mal.

Le style du roman est un peu étrange, cette poésie et ce sentimentalisme, qu'on trouve d'habitude dans les romans où le héros est un adolescent, sont absents ici. A la place, il y a un jeu magnifique d'images et de comparaisons (les « comme » et les « comme si » sont omniprésents dans la description de ce qui se passe à l'intérieur de ce Törless).

Ce livre est un très bon début pour ceux qui veulent à l'avenir lire le grand chef-d'oeuvre de Robert Musil "Homme sans qualités".
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C'est d'un pas lourd que l'on pénètre dans le pensionnat W situé aux confins orientaux de l'Empire austro-hongrois.
Les portes se referment sur de jeunes adolescents, la future élite de l'empire.
Törless jeune Viennois d'abord solitaire, finit par nouer des liens avec deux meneurs violents, Reiting et Beineberg. Une attirance malsaine faite de crainte et de répulsion. Des vols sont commis. L'auteur est un jeune et faible élève, Basini. Plutôt que de dénoncer le coupable, Reiting et Beineberg vont en faire leur tête de turc et le contraindre à des sévices physiques et sexuels.
Törless, en proie au désir de justice et à la curiosité, s'associe à leurs exactions. Il sera témoin plus qu'acteur. Un témoin passif qui enregistre et engrange, mi-horrifié, mi-satisfait par l'excitation mentale procurée. La violence est décrite et argumentée, les sévices sexuels demeurant flous.
L'internat, le huis-clos, le corps enseignant manifestement dépassé, les parents hors circuit, la mise en scène de l'enchaînement pervers de la violence sur des faibles, tout un univers qui résonne en nous comme un témoignage d'une époque, témoignage maintes fois repris par d'autres écrivains.
Mais le désarroi de Törless est aussi celui du lecteur. le roman est troublant à plus d'un titre. Troublant devant la violence gratuite des deux forts-à-bras, troublant aussi devant l'attitude de Törless. On assiste impuissant, quasi complice et voyeur à l'humiliation de Basini. Loin de s'en émouvoir personnellement, Törless se retranche intérieurement et s'en dissocie pour des raisons intellectuelles. le détachement de Törless est raisonné. La compassion n'est pas son propos. Pour lui les désirs coupables enfouis en nous peuvent être refrénés par une discipline toute intellectuelle.
Ce fut pour lui essentiellement une expérience formatrice répondant à ses questionnements philosophiques et un besoin d'aller au-delà du visible. Ce qui lui importe c'est de décoder ce brouillard, cette confusion qui règne en lui. Sa conviction «que notre pensée seule [est] parfois insuffisante» et «que quelque certitude plus intime nous fît en quelque sorte franchir l'abîme » en fait une expérience personnelle qui nous interroge.
Ce court roman se lit aisément, l'intrigue factuelle maintient l'intérêt. Ce n'est pourtant pas un roman facile. J'ai tenté de suivre Törless dans sa démarche. Elle est hésitante, foisonnante, complexe, à la limite du compréhensible. Un roman à lire et relire avant peut-être d'être en mesure de l'accepter.
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Citations et extraits (68) Voir plus Ajouter une citation
Il pensait à Beineberg : quel drôle de corps c'était! Ses propos eussent été à leur place dans les ruines d'un temple hindou, parmi d'inquiétantes idoles et des serpents magiciens, au fond de sombres cavernes : mais au grand jour, dans cette école, en pleine Europe moderne? Pourtant, après s'être étirés comme un chemin sinueux, interminable et dont nul ne sait où il mène, ces propos semblaient avoir atteint tout à coup un but tangible...
Soudain, et il lui sembla que c'était la première fois de sa vie, il prit conscience de la hauteur du ciel.
Il en fut presque effrayé. Juste au-dessus de lui, entre les nuages, brillait un petit trou insondable.
Il lui sembla qu'on aurait dû pouvoir, avec une longue, longue échelle, monter jusqu'à ce trou. Mais plus il pénétrait loin dans la hauteur, plus il s'élevait sur les ailes de son regard, plus le fond bleu et brillant reculait. Il n'en semblait pas moins indispensable de l'atteindre une fois, de le saisir et de le "fixer" des yeux. Ce désir prenait une intensité torturante.
C'était comme si la vue, tendue à l'extrême, décochait des flèches entre les nuages et qu'elle eût beau allonger progressivement son tir, elle fût toujours un peu trop courte.
Törless entreprit de réfléchir sur ce point, en s'efforçant de rester aussi calme, aussi raisonnable que possible. "Il n'y a vraiment pas de fin, se dit-il, on peut aller toujours plus loin à l'infini." Il prononça ces mots en tenant ses regards fixés sur le ciel, comme s'il s'agissait d'éprouver l'efficacité d'un exorcisme. Mais sans succès : les mots ne disaient rien, ou plutôt disaient tout autre chose, comme si, tout en continuant sans doute à parler du même objet, ils en évoquaient un autre aspect, aussi lointain qu'indifférent.
"L'infini" ! Törless avait souvent entendu ce terme au cours de mathématiques. Il n'y avait jamais rien vu de particulier. Le terme revenait constamment ; depuis que Dieu sait qui, un beau jour, l'avait inventé, on puvait s'en servir dans les calculs comme de n'importe quoi de tangible. Il se confondait avec la valeur qu'il avait dans l'opération : Töless n'avait jamais cherché à en savoir plus.
Tout à coup, comprenant que quelque chose de terriblement inquiétant était lié à ce terme, il tressaillit. Il crut voir une notion, que l'on avait domptée pour qu'il pût la faire servir à ses petits tours de passe-passe quotidiens, se déchaîner brusquement ; une force irrationnelle, sauvage, destructrice, endormie seulement par les passes de quelque inventeur, se réveiller soudain et retrouver sa fécondité. Elle était là, vivante, menaçante, ironique, dans le ciel qui le dominait.
Cette vision était si pénible qu'il dut se résoudre à fermer les yeux.
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« II n'y a rien d'autre à faire, mon cher Törless ; les mathématiques sont un monde en soi, et il faut y avoir vécu très longtemps pour en comprendre tous les principes. »
Quand le professeur se tut, Törless se sentit soulagé ; depuis qu'il avait entendu se refermer la petite porte, il avait eu l'impression que les mots s'éloignaient de plus en plus... vers l'autre côté, vers le lieu sans intérêt où l'on rangeait toutes les explications justes, mais insignifiantes.
Toutefois, étourdi par ce torrent de paroles et le sentiment de son échec, il ne comprit pas tout de suite qu'il était temps de prendre congé.
Aussi le professeur chercha-t-il, pour en finir, un argument décisif.
Il y avait sur un guéridon un volume de Kant, un de ces livres qu'on aime à laisser traîner avec une feinte négligence. Le professeur le prit pour le montrer à Törless.
- Vous voyez ce livre : c'est de la philosophie. Il traite des raisons qui déterminent nos actions. Supposé que vous puissiez vous retrouver dans ses profondeurs, vous vous heurteriez, là aussi, à ces axiomes nécessaires qui déterminent tout sans qu'il soit possible de les comprendre à moins d'un effort particulier. Tout à fait comme en mathématiques. Cela ne nous empêche pas d'agir continuellement d'après ces axiomes : ce qui prouve à quel point ils sont importants. Mais (ajouta-t-il avec un sourire en voyant que Törless avait ouvert le livre aussitôt et entreprenait de le feuilleter), gardez ça pour plus tard. Je ne voulais que vous donner un exemple dont vous puissiez vous souvenir ; pour le moment, ce serait un peu ardu pour vous.
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- Mourir n'est qu'une conséquence de notre manière de vivre. Nous vivons d'une pensée à une autre pensée, d'un sentiment à un autre. Nos sentiments et nos pensées, au lieu de couler comme un fleuve paisible, nous "passent par la tête", nous "envahissent" et nous quittent: illuminations, éclairs, intermittences. En t'observant bien, tu t'aperçois que l'âme n'est pas une substance qui change de couleur par transitions nuancées, mais que les pensées en jaillissent comme des chiffres d'un trou noir. Tu as telle pensée, tel sentiment, et tout d'un coup d'autres les remplacent, surgis de rien. Si tu es très attentif, tu peux même saisir, entre deux pensées, l'instant du noir absolu. Cet instant est pour nous, une fois saisi, tout simplement la mort. Notre vie ne consiste en effet qu'à poser des jalons et à sauter de l'un à l'autre, franchissant ainsi chaque jour mille et mille secondes mortelles. Dans une certaine mesure, nous ne vivons que dans ces pauses entre deux bonds. Voilà pourquoi nous éprouvons un effroi si grotesque devant la dernière mort qui est ce que l'on ne peut plus jalonner, l'abîme insondable où nous sombrons. Pour cette manière-là de vivre, elle est vraiment la négation absolue. Mais elle ne l'est que dans cette perspective, que pour celui qui n'a jamais appris à vivre autrement que d'instant en instant. J'appelle cela le mal du sautillement; et tout le secret, c'est de le vaincre. Il faut apprendre à éprouver sa vie comme un long glissement calme. Au moment où l'on y parvient, on est aussi près de la mort que de la vie. On ne vit plus, selon nos critères communs, mais l'on peut davantage mourir, puisque avec la vie on a suspendu aussi la mort. C'est le moment de l'immortalité, le moment où notre âme, sortant de la prison du cerveau, pénètre dans ses merveilleux jardins.
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Décider si nous devons le tourmenter ou l'épargner ne doit dépendre que de notre besoin de faire l'un ou l'autre : de raisons internes. En as-tu? Tous les arguments moraux, sociaux, etc. que tu as ressortis l'autre jour ne peuvent entrer en ligne de compte, cela va de soi ; toi-même, j'espère bien que tu n'y as jamais cru. Je te suppose donc indifférent. Néanmoins, si tu n'as pas envie de prendre des risques, il est encore temps pour toi de te retirer. Pour moi la voie est tracée, elle exclut toute reculade et toute dérobade. Il le faut ainsi. Reiting, de son coté, n'abandonnera pas : il lui est précieux, à lui aussi, d'avoir quelqu'un bien en main, de pouvoir s'en servir comme d'un instrument, et s'exercer sur lui. Il veut dominer : si l'occasion s'en présentait, il ne te traiterait pas autrement que Basini. Pour moi, ce dont il s'agit est plus grave encore : une sorte d'obligation que j'aurais contractée envers moi-même. Comment te faire comprendre ce qui nous sépare, lui et moi? Tu sais le culte de Reiting pour Napoléon. Eh bien! Songe que mon héros préféré ressemblerait plutôt à un philosophe ou à un saint de l'Inde. Reiting, en sacrifiant Basini, n'éprouverait d'autre sentiment que la curiosité. Il disséquerait son âme pour savoir à quoi l'on peut s'attendre dans une entreprise de ce genre. Et, comme je l'ai dit, toi ou moi lui conviendrions aussi bien que Basini, il n'y verrait pas la moindre différence. Moi, en revanche, je ne puis m'empêcher de penser, comme tu le fais, que Basini est aussi, malgré tout, un être humain. Je suis sensible, moi aussi, à la cruauté. Mais précisément, tout est là! Dans le sacrifice! C'est comme si deux fils opposés me tenaient lié : l'un, plutôt vague, qui m'oblige, contre ma plus ferme conviction, à une neutralité compatissante et l'autre qui va vers mon âme, vers le plus profond savoir, et qui me rattache au cosmos. Des êtres tels que Basini, je te l'ai dit, ne signifient rien : formes vides, contingentes. Les seuls hommes vrais sont ceux qui peuvent pénétrer en eux-mêmes, les esprits cosmiques capables de descendre assez profond pour discerner leurs liens avec le grand rythme universel. Ils accomplissent des miracles les yeux fermés, parce qu'ils s'entendent à exploiter toute l'énergie de l'univers, qui est en eux comme elle est autour d'eux. Mais, jusqu'ici, tous ceux qui ont voulu suivre le second fil ont dû commencer par rompre le premier.
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“Passant la main sur les pages, il croyait sentir s’en dégager un parfum délicat, comme les vieilles lettres qui fleurent la lavande. C’était la tendresse mêlée de mélancolie que nous vouons à un passé enterré, quand nous retrouvons dans l’ombre pâle et délicate qui en monte, les mains pleines d’immortelles, une ressemblance oubliée avec nos propres traits.”
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Avec Rainer J. Hanshe, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico, Pierre Senges, Martin Rueff & Claude Mouchard
À l'occasion du dixième anniversaire de la maison d'édition new-yorkaise Contra Mundum Press, la revue Po&sie accueille Rainer Hanshe, directeur de Contra Mundum, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico & Pierre Senges. Rainer Hanshe et son équipe publient la revue Hyperion : on the Future of Aesthetics et, avec une imagination et une précision éditoriales exceptionnelles, des volumes écrits en anglais ou traduits en anglais (souvent en édition bilingue) de diverses langues, dont le français.
Parmi les auteurs publiés : Ghérasim Luca, Miklos Szentkuthy, Fernando Pessoa, L. A. Blanqui, Robert Kelly, Pier Paolo Pasolini, Federico Fellini, Robert Musil, Lorand Gaspar, Jean-Jacques Rousseau, Ahmad Shamlu, Jean-Luc Godard, Otto Dix, Pierre Senges, Charles Baudelaire, Joseph Kessel, Adonis et Pierre Joris, Le Marquis de Sade, Paul Celan, Marguerite Duras, Hans Henny Jahnn.
Sera en particulier abordée – par lectures et interrogations – l'oeuvre extraordinaire (et multilingue) de l'italien (poète, artiste visuel, critique, traducteur, « bibliste ») Emilio Villa (1914 – 2003).
À lire – La revue Hyperion : on the Future of Aesthetics, Contra Mundum Press. La revue Po&sie, éditions Belin.
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