- Je l'ai peut-être poussée, je suppose.
- Vous supposez que l'avez peut-être poussée ? répliqua le procureur de la République.
Puis il se tut. Une toux nerveuse résonna dans le tribunal comme entre deux mouvements, au concert. Le silence s'étira. La sueur se mit à perler sur le front osseux du prisonnier. Le magistrat retroussa ses manches de soie noire et attaqua :
- L'avez-vous ou ne l'avez-vous pas poussée ?
- Oui, je l'ai poussée ! Enfin, je suppose...
- Et supposez-vous aussi que vous l'avez poussée assez fort pour l'assommer en la jetant à terre ?
Il était si chétif qu'on avait peine à l'imaginer en train de renverser quiconque. Il avait des cheveux gras, des vêtements qui semblaient trop grands, comme s'ils lui venaient de quelqu'un d'autre, cependant il avait sans doute maigri en prison. Il accusait une bonne trentaine, mais ses frêles épaules et ses yeux vides, meurtris, lui donnaient l'allure d'un enfant battu, famélique. Les mains jointes, il serrait les genoux, comme pour garder l'équilibre sur sa chaise en plastique, placée à l'écart. Toutefois, il tremblait, alors peut-être luttait-il contre cela. Ce n'était pas la culpabilité ni le souvenir de cette nuit-là qui l'agitaient. Il avait seulement peur de ce qui lui arrivait en ce moment.
- Elle est tombée, en effet...
Ses yeux s'égarèrent vers la cage sur la gauche, où un détenu plus robuste pleurait en silence dans ses mains, tout en se balançant doucement.
- Veuillez répondre, je vous prie !
- Elle...
Son regard s'arracha à la cage mais, à l'évidence, il avait oublié la question.
- Elle est tombée... mais elle était saoule.
- Elle était saoule.
Cette manie que le procureur avait de répéter tout ce que l'autre disait aurait dérangé le plus innocent des témoins, mais cet homme était à l'abri de ce genre d'agacements. De nouveau, ses yeux se tournèrent vers la cage. Il n'écoutait qu'à moitié les questions du procureur.
- Donc elle était ivre, vous l'avez poussée et elle est tombée. C'est tout ?
Bredouillement incompréhensible.
- Veuillez parler plus fort, afin que la cour entende vos réponses !
- Elle s'est peut-être cognée contre quelque chose.
- Cognée, dites-vous ? Contre un mur ? par terre ? un meuble ? Qu'est-ce qu'elle aurait pu heurter ?
- Il y avait une commode dans l'entrée, près de l'endroit où elle est tombée.
Les femmes qui adulent leur mari ne réussissent pas. Elles savourent simplement les éloges.
Le monde est rempli de femmes en adoration, fières du succès de leur époux, mais il semble que ça ne marche pas dans l’autre sens.
On s’entraide, car on est toujours à la bourre.
Je me demande à présent si je ne me suis pas montré trop cruel, trop brusque... mais, bien sûr, je pensais que je risquais de ne plus jamais la revoir, ce qui fut le cas,en effet. Il faut ajouter que c'était une femme intelligente, sinon je n'aurais pas pris un tel risque. C'est un problème si courant, adjudant, la manière dont nous nous consolons à travers autrui, vous ne trouvez pas ? La plupart des gens se servent de leurs enfants, ne l'avez-vous jamais remarqué ? Vous-même, en avez-vous ?
Avoir des aventures, cela arrivait à la plupart des hommes qui avaient la chance d’attirer les femmes, mais négliger son épouse, c’était différent.
On est plus en sécurité sur un champ de bataille. Au moins, votre ennemi ne porte pas le même uniforme que vous.
Je n’ai certes aucune expérience en la matière, mais j’imagine qu’à l’instar des autres domaines de l’existence, on récolte ce que l’on sème.
Il existe des choses auxquelles je pense et d’autres qui m’indiffèrent.
L’ennui, c’est qu’il avait lui-même très faim et sa maman lui avait dit de tout manger. « Si tu partages un jour, il s’y attendra tous les jours. J’ai déjà assez de peine à te nourrir, alors ne parlons pas des enfants des autres. Il a sa propre mère, on a beau dire.