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Critique de Darkcook


... Eeeeh bé. Voilà mon appréciation en deux mots, en ressortant, terrassé, du roman le plus compliqué que j'aie pu lire de ma vie. Pas par l'histoire, au fond très simple, ni parce qu'il contiendrait un contenu métaphysique et philosophique sophistiqué ou abscons. Non. Vous connaissez Nabokov avec Lolita ? Chef d'oeuvre absolument génial qui nous met dans la peau d'un protagoniste narrateur fou, dont l'existence est d'ailleurs souvent remise en question, qui nous explique ses amours pédophiles assumés, et qui est l'occasion pour Nabokov de déverser un style extraordinaire, surtravaillé, qui n'appartient qu'à lui, bourré de jeux de mots, d'allitérations, d'allusions, de références littéraires et artistiques (qui sont en fait les siennes, de culture américano-franco-russe). Dans Lolita, il se livrait à une parodie de roman, avec notamment l'usage de digressions et phrases à rallonge comme parodiées de Proust, qui finissaient souvent par un commentaire de son cru ajoutant que toute cette digression n'avait en fait aucune importance, etc. Ses personnages avaient aussi des noms totalement bidons, de son héros Humbert Humbert, à tous les secondaires, Miss West, East, etc.

Imaginez qu'on reprend le même écrivain, sauf qu'il surcharge encore plus son art de la digression dont on se fiche en fait totalement, la remplit encore plus de références littéraires et artistiques, sauf que cette fois, elles peuvent être fausses et/ou anachroniques, à la fois pour la blague et parce que son roman se passe sur une terre parallèle. Imaginez que son histoire est cette fois l'idylle passionnée à travers le temps de deux enfants, jusqu'à leur vieillesse, van et Ada, qui sont officiellement cousins, et en réalité, frère et soeur ! (et ils le savent depuis le début) le tout narré comme un roman à mi-chemin entre une parodie du Grand Meaulnes, de la saga de Proust et d'autres dont je n'ai pas forcément la référence, mais l'on comprend vite que la chronique familiale, le roman de ce type, est entièrement parodié. Ajoutez à cela que van et Ada, à respectivement 14 et 12 ans quand commence leur histoire, sont des clones érudits de Nabokov qui passent leur temps à citer des auteurs, à débattre mots, linguistique et traductions (Nabokov passe le roman à torpiller les traducteurs en les disant tous ineptes...), avec toutefois la variante que j'ai précisée (ils commentent et citent Proust - à leur âge ! - dans les années 1880 alors qu'il est encore enfant, déforment des titres de Tchekhov, prennent pour référence René de Châteaubriand car il y aurait dedans un sous-texte incestueux aussi...). Bref, si l'on est pas versé dans le délire, on ne comprend RIEN à certaines discussions et certains passages, qui sont toutefois accessoires. Lorsqu'on a la référence des vannes de Nabokov et de ses personnages, on apprécie. le gag récurrent d'une Mademoiselle Larivière ayant écrit La Parure de Maupassant à la place de ce dernier sur Antiterra (la planète où l'action du roman se déroule) est assez sympa. Mais dans moult dialogues, il y a parfois des traductions en russe de ce qui est dit, dont on se doute qu'il y a un gag derrière, qui nous échappe. Il y a aussi moult discussions sur les papillons, dont on savait Nabokov féru, où l'on devine des métaphores sexuelles, à défaut de servir à autre chose.

Bref, c'est un roman rendu extrêmement compliqué dans sa forme, pas dans son contenu, par un auteur qui va ici dans l'apothéose de tout ce qui l'amuse, mais qui est extrêmement éprouvant pour le lecteur. Ceci dit, je n'ai jamais eu envie d'abandonner, contrairement à, par exemple, un pavé de Dantec où sur 500 pages, il répète 30 fois les mêmes concepts et où l'on voit vraiment tout ce qui aurait pu être enlevé. le début d'Ada et l'Ardeur est très difficile, lorsque Nabokov présente toute la famille et que l'on se reporte à l'arbre généalogique (faux) qui introduit le roman en parallèle, avec force digressions et détails superflus, là encore pour le plaisir de la parodie. Cela se calme un peu durant l'enfance et l'adolescence de van et toute la partie au château d'Ardis, partie d'ailleurs très longue qui aurait pu être expurgée. Comme l'ont noté certains lecteurs ici, il est amusant que même le traditionnel découpage en parties du roman soit moqué par Nabokov : Elles seront en réalité de plus en plus courtes, jusqu'au ridicule.

Toute la partie à Ardis, en 1884, avec les débuts de l'histoire Van/Ada à respectivement 14 et 12 ans, alterne les passages réussis et les longueurs anecdotiques. On se rappellera de la soirée avec l'incendie dans la grange, de van dans son hamac, de certaines discussions sur Proust ou Châteaubriand, du pique-nique, de la parodie de dîner familial en présence de Marina et Démon (leurs parents biologiques qui n'osent avouer le véritable lien de parenté qui unit leurs enfants, impliquant adultère et mariages de convenances de chaque côté), entre autres choses. Nabokov nous transporte ensuite en 1888 où van a attendu quatre ans pour revenir enfin à Ardis et revoir Ada. Bien évidemment, on a le coup classique d'un passé idéalisé qui vient se heurter à une reprise dégradée dans le présent. Entrent en scène divers personnages loufoques, dont certains rivaux et des parodies d'Hollywood avant l'heure. Il y a une scène de duel monumentale ensuite dont je tairai les détails, mais l'on y retrouve le génie du Nabokov qu'on a adoré dans Lolita, où le héros de roman et le romanesque sont complètement ridiculisés et transformés en grotesque.

Il y aura plus tard une nouvelle étape, 1892, à Manhattan, écourtée par des événements que je tairai également. Depuis le début, un troisième personnage, Lucette, demi-soeur d'Ada, satellite autour du couple secret. Lucette est en réalité amoureuse folle de Van, et Nabokov en fera un personnage magnifique, jusqu'à nous tirer des larmes, lors de la croisière où van continuera à lui refuser ses charmes quand bien même ils lui permettraient de retrouver Ada derrière la façade de leur union officielle. le passage de la croisière avec Lucette est l'apothéose du livre, à mon sens. Cela redescend ensuite et se finit de façon un peu oubliable et anecdotique. Depuis le début, on sait que van nonagénaire écrit, qu'il est réuni avec Ada (qui annote entre parenthèses le récit, complication de lecture supplémentaire !), et le roman finit par nous amener jusqu'à ce point, sans qu'il n'y ait plus grand chose de notable. La fin est assez drôle et est un nouveau gag littéraire, mais le roman demeure un monstre formel, apocalyptique, où la volonté d'humour et de parodie de Nabokov s'est totalement emparée de lui, pour le meilleur et pour le pire. Je ne peux pas ne pas mentionner tous les passages sur la carrière universitaire de Van, tous très drôles aussi : Nabokov ayant été universitaire, il ridiculise ce milieu, comme il l'avait fait dans Lolita, et comme Humbert Humbert, van est un universitaire raté, rendu totalement grotesque. Son génie est là, ses capacités sont là, mais Nabokov le transforme en bouffon au sein d'un milieu qu'il se plaît à égratigner, pour notre plus grand plaisir je dois dire. Il y a une partie redoutable du roman (qui est une des plus éprouvantes, ça passe ou ça casse, je pense que pleins de lecteurs ici ont dû détester, personnellement, j'ai bien aimé) où van réfléchit sur le temps (énième parodie de Proust...) et il disserte sur des pages et des pages à propos du passé, du présent, mais sèche totalement sur le futur, qui pour lui est une inconnue totale, une chose sur laquelle le verbal ne peut que se heurter. Nabokov nous fera pleurer de rire lorsqu'on apprendra comment il échappe à une conférence qu'il doit donner sur le futur et comment il met fin à sa carrière universitaire...

La composante science-fiction du roman, puisqu'ayant lieu sur une terre parallèle, est aussi sympathique à étudier, et j'ai vu qu'elle avait donné lieu à des analyses. Non seulement elle permet des blagues anachroniques comme celles énoncées, mais il y a évidemment un mélange, sur Antiterra, de progrès et de régression technologiques, différents de notre propre Histoire. Certaines inventions sont là bien plus tôt que chez nous, d'autres manquent cruellement, aussi de par une sorte d'équivalent de la Révolution française, qui aurait engendré sur Antiterra un recul technique. L'existence de Terra (notre Terre) est également considérée comme le domaine des fous et des illuminés, une croyance mystique et marginale combattue par la doxa ! Terra est même perçue parfois comme un au-delà, façon de commenter peut-être l'enfer sur Terre et d'ériger pour Nabokov Antiterra comme modèle ? Il y a quelques commentaires intéressants et amusants du texte qui met en regard ce que les personnages savent de notre monde par rapport au leur, etc.

Bref, je crois que vous avez compris. L'histoire est très simple. C'est l'histoire d'amour interdite d'un frère et une soeur, de l'enfance jusqu'à la vieillesse, bouleversée régulièrement par des rebondissements parodiant le genre romanesque, mais fourrée (non, je ne fais pas de jeux de mots sexuels !) de complications formelles, de références humoristiques, érudites, parfois fausses, de digressions totalement superflues et voulues comme telles. L'on est passé au lave-linge sur 750 pages. C'est réellement le roman le plus compliqué que j'ai lu, de par la frénésie constante de Nabokov à l'amusement, complètement insomniaque, échevelé et verbeux jusqu'à la diarrhée. Après ça, un petit Ellroy qui nous raconte ses déboires d'obsédé sexuel à Los Angeles, c'est reposant et tranquille...

À très bientôt, ô très grand Vladimir. Merci d'avoir glissé une référence à Hugo au milieu De Châteaubriand, Proust, Maupassant, Pouchkine, Tolstoï et Tchekhov, merci pour l'objet littéraire inoubliable, avec des moments de grâce comme des choses qui nous laissent totalement circonspect. Lorsqu'on lit à répétition qu'il y a eu deux traducteurs qui ont oeuvré, puis que Nabokov est repassé derrière, et qu'il n'y a aucune autre traduction à ma connaissance... On comprend. Comme pour tout auteur ayant une telle identité, un tel style, autant dans le positif que dans le négatif, on va quand même faire une pause et lire plein d'autres choses avant de reprendre une de ses oeuvres...
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