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Critique de Apoapo


Malgré ce que je peux savoir – et que je devrais vérifier ou approfondir un jour – De Rudyard Kipling, de son colonialisme et orientalisme, je ne peux modérer mon fervent enthousiasme littéraire pour son roman Kim ainsi que pour certains de ses poèmes.
Après la lecture, il y a quelques années, de deux romans de l'auteure pluri-migrante iranienne Bahiyyih Nakhjavani, qui m'ont procuré des plaisirs inégaux, je suis venu à son premier roman, que voici, et au fil des pages, j'ai ressenti de plus en plus fort l'écho et les émotions suscités par Kim.
L'histoire se situe au milieu du XIXe siècle, le long du parcours d'une caravane qui traverse le désert d'Arabie entre Djeddah et Médine, se fait surprendre par une tempête de sable et attaquer par une bande de brigands. Mais celui qui s'y attarderait passerait à côté de l'essentiel. Il s'agit en effet d'un roman essentiellement mystique, sans doute d'une transposition romanesque de la foi baha'ie que l'auteure professe ; ce qui compte, c'est un symbole et surtout la manière dont les neuf personnages dont la narration se succède l'appréhendent, se l'approprient pendant un instant éphémère, et en sont gratifiés de manière à ce que leur problématique existentielle se résolve instantanément, souvent in extremis. le symbole, c'est une sacoche remplie de rouleaux de parchemin, des fragments prophétiques soigneusement enveloppés dans de la soie et enrubannés, magnifiquement calligraphiés, dont nous apprenons et comprenons très peu de choses, contradictoires parfois, peut-être étant nous-mêmes invités à devenir personnages et à en faire notre fétiche salvifique. Les personnages, il est important de le préciser, appartiennent tous à des religions différentes : les problématiques existentielles qu'il se posent reflètent leurs croyances ou incroyances ; ce qui est le plus séduisant dans la prose, c'est que chaque personnage est décrit de façon tout à fait apte à faire comprendre, même à un lecteur ignare en matière de religions orientales, qu'il est structuré par les écritures sacrées qui lui sont propres. À noter aussi que presque tous les personnages dissimulent leur identité, notamment religieuse.
Les voici :
« Le voleur ». C'est un Bédouin, il représente un courant de l'islam « nihiliste » quant à l'éthique et critique envers les rites ; sa problématique est la quête de la liberté absolue. C'est lui qui, par son vol de la sacoche, enclenche l'action dramatique.
« La fiancée ». Iranienne parsie, elle conserve en secret sa foi zoroastrienne, tout comme sa famille, et elle est sujette à des visions confondues avec des crises d'épilepsie, dont le contenu est fondamentalement millénariste.
« Le chef [des brigands] ». Un sunnite traditionnel, opposé au wahhabisme qui s'impose auprès des tribus saoudites, sa problématique est la quête de la puissance absolue. La proximité de la sacoche, dont il n'arrive à aucun moment à s'emparer, ainsi que la « vengeance d'Amanih », qui fait référence au lieu où elle lui échappe, est pour lui l'emblème de sa définitive impuissance.
« Le changeur ». le personnage le plus romanesque : originaire de l'Inde, devenu eunuque à Constantinople, il ne vit que de subterfuges, de dissimulations, d'escroqueries et se prétend fervent musulman, chiite ou sunnite selon les contextes. Sa « reconversion » hindoue s'opère par le truchement d'un « saint homme », qui lui présente aussi un certain millénarisme – l'âge de Kali Yuga en passe d'être remplacé par celui de Krta Yuga. Cependant, sa propre problématique, naturellement, c'est de se libérer du « samsâra », le cycle de ses renaissances.
« L'esclave ». Une juive d'Abyssinie, capturée, violée et déportée sur l'autre rive du Golfe, puis vendue à la famille zoroastrienne de « la fiancée », pour laquelle elle aura des soins et un amour plus que maternels. le personnage le plus tragique. Sa problématique : quel est l'immense péché qui lui a valu une vie si atroce : est-ce d'avoir douté de l'existence de Dieu ? A-t-elle péché d'idolâtrie ?
« Le pèlerin ». Un très vieil Ouïgour, converti de façade à l'islam, mais en vérité pétri de shamanisme, de confucianisme et de bouddhisme, de façon syncrétique. Aspirant moine dans sa jeunesse, devenu père de neuf fils, il cherche, depuis le deuil de sa femme, à contrecarrer une prophétie mortifère pour son peuple, en traversant les déserts : au-delà les mystères du sable, il essaie de percer le mystère des mutations.
« Le religieux ». Un jeune fanatique chiite d'Irak. Un personnage qui de prime abord n'est que repoussant. Et, également en première lecture, on croit comprendre que sa problématique ne concerne que ses rapports maladifs avec les femmes. Mais la référence répétée au Livre Mère, ainsi que l'épisode d'une théologienne peut-être hérétique rencontrée pendant ses études me laissent supposer qu'il s'agit peut-être d'une problématique différente, peut-être en relation avec le bahaïsme.
« Le derviche ». le personnage le plus kiplinguien. Il s'agit d'un Anglais de bonne famille, diplomate qui se veut espion sous son déguisement de « great game », qui brille par sa lâcheté, sa veulerie, son imbécillité. Dernier possesseur de la sacoche, c'est le seul qui ne semble pas en être affecté, car il n'en aperçoit aucune signification, qu'il ne sait pas lire en elle le fétiche, peut-être simplement parce qu'il ne possède aucune spiritualité, pas même le « minimum syndical » requis par le protestantisme anglican ! Pourtant, si sa problématique est d'occulter sa propre médiocrité, l'on peut se demander si la sacoche ne lui vient pas quand même en aide...
« Le cadavre ». le personnage le plus mystérieux. Il s'agit d'un riche marchand qui meurt autour de la Ka'ba et n'apparaît ensuite que comme cadavre fétide. Son chapitre, j'avoue, me paraît assez obscure. La problématique, posthume, semble avoir été la loyauté en particulier dans le commerce. D'autre part, on peut supposer, au vu de sa fonction dans le déroulement de la trame, que si « le derviche » représente l'athée, ou celui qui est dépourvu de spiritualité, « le cadavre » représente en revanche l'hypocrite, moralement abjecte, celui qui sous le faux-semblant du hadj, du pèlerinage à la Mecque, ne se soucie en réalité que de sa cargaison de marchandises. Toutefois, pour lui aussi la sacoche peut être un instrument de salut de son âme.

Le style du roman, tout en se modelant si parfaitement à chaque personnage, comme si la narration était à la première personne, conserve une unité et une élégance remarquables : c'est sans doute là, plus que dans tel ou tel autre personnage que j'ai pensé à Kipling : une prose très XIXe siècle, très orientaliste, ce qui, en littérature, mais en littérature seulement, peut être non une insulte mais un compliment !
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