Plus personne ne se souviendrait, sauf quelques très rares spécialistes, de
Rutilius Namatianus, maître des offices et préfet de Rome du début du Ve siècle, si par un étrange et heureux hasard, le texte, ou tout au moins une partie du texte (la deuxième partie est presque entièrement perdue), du de reditu suo, le récit de son voyage de retour, de Rome jusqu'en Gaulle, dont il est originaire, n'était parvenu jusqu'à nous.
On ne sait au final pas grand-chose de ce haut fonctionnaire de la fin de l'Empire, c'est un personnage très secondaire de l'histoire, comme il en eut beaucoup. Mais son récit nous livre, d'une manière sensible, les sentiments d'un homme cultivé de son temps, proche du pouvoir, maîtrisant ses rouages, à même de comprendre ce qui était en train d'arriver, et possédant les outils intellectuels et artistiques pour en rendre compte. Car nous sommes à la fin de l'histoire glorieuse de l'empire romain d'Occident, la prise et sac de Rome par les Wisigoths d'Alaric en 410 sont tout proches : le texte de
Rutilius Namatianus, d'après les travaux les plus récents, aurait été écrit en 417-418, donc tout près de la catastrophe qui a secoué le monde romain. Même si la fin officielle de l'empire n'est datée en général que de 476, avec la déposition du dernier empereur, Romulus Augustule, tous les signes du déclin sont là, et
Rutilius Namatianus les observe et décrit, en témoin avisé, mais aussi concerné au premier chef.
Les raisons de son retour en Gaulle restent obscures et discutées ; mais compte tenu du contexte de l'époque, c'est sans doute un retour définitif. C'est donc un adieu qu'il adresse dans son poème à Rome. le texte est rédigé en distiques élégiaques, qui en général, étaient utilisés dans la poésie amoureuse. Par exemple, pour conter la séparation avec la bien aimée. Un autre poète, bien plus célèbre les a utilisés pour évoquer un voyage de séparation avec le ville éternelle :
Ovide dans ses
Tristes, texte qu'il écrivit dans son lointain exil forcé. On le sait,
Ovide n'a jamais pu revenir à Rome, et
Rutilius Namatianus y songe sans doute. le début du texte célèbre la ville, son histoire et ses beautés, d'une manière un peu emphatique, mais d'où malgré les procédés littéraires, une incontestable sincérité sourd. L'auteur aime cette ville, où il est venu faire ses études de droit puis poursuivre sa carrière, et laisse transparaître son émotion au moment de la quitter.
Il nous décrit ensuite quelques étapes de son voyage, le long des côtes, puisqu'il a choisi la voie par mer. Pas par véritable choix, mais les routes sont devenues difficilement praticables, il n'y a plus d'auberges où s'arrêter, les ponts ont disparus, et il est moins incertain de voyager par bateau. Ce qui montre l'état de délabrement de l'Italie à l'époque. Comme les ruines dont il croise le chemin, y compris de places fortes que l'on croyait d'une solidité à toute épreuve. Mais, et c'est ce qu'illustre son texte, il n'y a pas que les êtres humains qui soient mortels, les édifices et civilisations le sont aussi. Une mélancolie baigne donc une grande partie du livre. L'auteur décrit les ravages du temps et des violences de l'époque, et se remémore les splendeurs passés, les grandes heures. le mythe d'Enée est ainsi régulièrement évoqué, le moment de la fondation. le souhait de voir revenir la grandeur de l'empire est exprimé, mais l'auteur ne semble plus vraiment y croire. Au-delà de l'adieu à un lieu c'est l'adieu à un monde en train de disparaître qu'il distille.
Mais cette tonalité élégiaque s'accompagne d'une partie plus caustique et polémique.
Rutilius Namatianus est resté païen, comme toute une partie de l'aristocratie et de l'élite romaine. Un paganisme sans doute essentiellement culturel, mais qu'il affirme autant qu'il est possible de le faire à l'époque. Et la chute de Rome a pour lui des responsables, non seulement extérieurs, mais aussi intérieurs. Une rencontre avec un aubergiste juif malhonnête, lui donne l'occasion de se déchaîner contre ses coreligionnaires de manière violente. Des moines ou ermites qui ont choisi de s'isoler pour vivre leur religion sont férocement moqués. Car pour fuir les hommes, il faut être criminel ou fou d'après
Rutilius Namatianus. Les juifs et chrétiens, en refusant les règles de la société romaine traditionnelle, en voulant garder ou imposer leurs manières de vivre, ont pratiqué une sorte de séparatisme, ont en quelque sorte dynamité la société romaine de l'intérieur. Et sont donc responsables de la chute de l'empire. C'est un reproche récurrent chez les auteurs païens,
Rutilius Namatianus n'est pas original en le formulant, mais il le fait avec force et conviction. le texte oscille donc entre
tristesse et nostalgie et une forme de colère et ressentiment.
Le monde que pleure
Rutilius Namatianus est un monde en partie rêvé, idéalisé. Parce que la Pax Romana, cette possibilité de vivre de manière relativement confortable et paisible, de la même manière dans une grande partie du monde, est plus un mythe qu'une réalité.
Rutilius Namatianus, gallo-romain, pourrait se rappeler la violence de la guerre des Gaules menée par César, des centaines de milliers de morts, des centaines d'agglomérations détruites. Les portes du temple de Janus étaient rarement fermées pendant toute l'histoire romaine. Mais, c'est la fin d'une époque, d'un monde, l'avenir devient incertain, effrayant, et penser que c'était mieux avant, est un réflexe humain compréhensible. Au-delà des siècles, un homme comme nous, réagit comme nous pourrions le faire dans une situation de changements qui l'inquiètent. Et peut nous parler encore.