Je n'aurai sans doute jamais lu l'Heptaméron s'il n'avait pas figuré sur la liste des oeuvres du cours d'Histoire Littéraire lors de ma première année de licence, ni si je n'avais choisi en master entre autres options « Littérature du XVI° siècle » , et à cet égard, je rends hommage à Mesdames V. et L. pour nous avoir donné des clefs de lecture de l'oeuvre, mais aussi pour nous l'avoir fait aimer.
On ne compte pas tant de princesses qui furent aussi écrivains en France, et à ma connaissance, elles sont deux à partager le titre ainsi que le prénom. La Marguerite de l'Heptaméron était une fille de la maison d'Angoulême, branche capétienne et surtout la sœur de François Ier auprès duquel elle joue un rôle capital. Son royal frère aura recours notamment à ses qualités de diplomate après sa défaite à Pavie. Fine et lettrée, elle protège les artistes de son temps avec lesquels elle entretient des correspondances, elle lit, elle s'intéresse également aux idées nouvelles qu'elle encourage. Proche de la réforme et de Clément Marot, elle s'interrogea sur la question de la foi et semble avoir été de ces évangélistes de la Renaissance, attachés à un retour plus rigoureux au texte biblique notamment. Une sacrée figure que cette « perle des Valois » comme disaient les poètes et que Rabelais surnommait (allez savoir pourquoi!) « La dame à la licorne »!
Les critiques ne sont pas tous d'accord quant à la date de composition de l'Heptaméron, entre les tenants d'une oeuvre commencée vers 1516 et ceux d'une écriture plus tardive, commencée en 1545. Cette dernière date semble bien plus cohérente néanmoins... Quoiqu'il en soit, c'est une oeuvre complexe, multiple et comme Rome ne s'est pas faite en un jour, l'Heptaméron ne s'est pas écrit en une semaine.
Mais de quoi parle t-il donc cet Heptaméron ? Et bien, c'est à la manière du Décaméron de Boccace, best seller de la première Renaissance, un recueil de contes au sens où on l'entendait au XVI° siècle, c'est-à-dire un recueil d'histoires, de nouvelles... aux tonalités -et c'est là le sel, l'originalité de l'oeuvre- extrêmement variées. On ira d'un fabliau grivois à un conte d'amour courtois en passant par une terrible histoire de meurtres ou d'incestes avant de revenir vers un récit où la foi éclatera... Boccace avait imaginé une « brigade » de dix jeunes florentins réfugiés hors de la ville pour échapper à la peste. Pour passer le temps, chaque jeune gens doit raconter une histoire par jour, sur un thème précis -l'amour et ses multiples variations- et ce pendant dix jours, ce qui donne cent nouvelles à la fin de l'ouvrage. Marguerite de Navarre reprend l'idée d'un groupe de personnes isolées qui racontent chacune une histoire par jour afin de se distraire et de distraire l'assemblée. L'oeuvre restera malheureusement inachevée et ne comptera que sept journée sur les dix prévues au départ.
La sœur du roi choisit dix « devisants » en guise de conteurs. Là où Boccace avait mis en scène sept jeunes filles et trois jeunes hommes, Marguerite de Navarre choisit la parité avec cinq devisantes (Parlamente, Oisille, Nomerfide, Longarine et Ennasuite) et cinq devisants (Hircan, Dagoussin, Gébureau, Simontault et Saffredent) dont retenir les prénoms et savoir les répéter le plus vite possible était un jeu à la fac! Tous les dix sont isolés non pas à cause de la peste mais à cause d'un orage qui empêche tout trajet à l'abbaye de Cauterets.
D'emblée, il est intéressant de noter que chaque devisant a sa personnalité propre. Si certains sont plus travaillés et présents que d'autres (Hircan, Parlamente, Oisille, Gébureau), tous ont leurs propres caractéristiques, leurs goûts aussi en matière d'histoire, ainsi Dagoussin semble aimer les histoires d'amour courtois, les récits douloureux et tragiques quand Longarine et Ennasuite ont plus de gout pour la légèreté.
Si la règle du jeu est claire, à savoir que chacun doit écouter les histoires des autres sans souci de hiérarchie et en débattre ensuite de manière courtoise, Oisille semble avoir une place particulière : tous les matins, les journées commencent avec une leçon spirituelle qu'elle dispense, leçon dans laquelle l'évangélisme tient une grande place. On peut s'amuser à chercher qui pourrait se cacher derrière les devisants... Mais à moins de maîtriser parfaitement l'entourage de Marguerite de Navarre, c'est chose peu aisée et je ne m'y risque pas. Toutefois, il semblerait bien que derrière Parlamente, la plus bavarde, la « meneuse » du jeu se cache l'auteure elle-même (leurs préoccupations sont les mêmes) ; Hircan, l'époux de Parlamente, serait alors Henri d'Albret le mari de Marguerite avec lequel il semble partager le goût pour la bonne chère et les plaisirs de la vie. Quant à la sage Oisille, ce pourrait être la non moins sage mère de l'auteur, Louise de Savoie.
On en arrive au cœur du livre : les contes, les nouvelles ! Comme indiqué plus haut, c'est extraordinaire de voir à quel point elles sont différentes les unes des autres, comme elles forment un ensemble polyphonique (mais pas dissonant!). L'amour est le thème principal et il offre assez de variations pour tout un chacun, néanmoins, parfois, un devisant s'éloigne de ce thème pour aller vagabonder ailleurs. On trouve pèle-mêle des historiettes qui empruntent à la tradition des fabliaux : maris cocus, prêtres lubriques, femmes malicieuses prêtes à tout pour passer la nuit avec un amant jeune et vigoureux, farces (et dindons) en tout genre. Ces histoire, un peu grasses, font rire (j'ai un faible pour les nouvelles 1 et 36 et 8!) et pourraient se passer des débats qu'elles suscitent ensuite et qui sont parfois un peu verbeux. Mais on trouve aussi des récits mettant en scène de « parfaits amants », thématique chère à l'auteur où la courtoisie et la pureté des sentiments sont de mise (Amadour) ou encore des textes plus féroces, de par leurs propos où ce qu'ils dénoncent : viols, agressions dont se rendent souvent coupables des moines aussi violents que libidineux, des cordeliers, le plus souvent. Cette peinture-dénonciations des moines franciscains témoignent autant d'une tradition littéraire et d'un anticléricalisme médiévaux que du climat évangélique dans lequel baignait Marguerite de Navarre. On peut penser aux nouvelles 22 ou 5 pour ce thème là. Outre les abus du clergé, et toujours dans le lot des histoire propres à choquer ou effrayer les lecteurs, on peut ajouter les récits où la jalousie et le viol mènent à la mort ou à la blessure physique (ainsi trépasse la muletière d'Amboise qui préféra la mort plutôt que de se soumettre au désir de son valet) , ceux qui mettent en scène l'inceste (la nouvelle 30 est assez tortueuse à cet égard!), ceux qui s'inspirent de l'Histoire (la nouvelle du duc de Florence, qui s'abreuve à la même source que le fera Musset des siècles plus tard avec Lorenzaccio), ceux qui sont un peu inclassables (le « retrait » de Madame de Roncex... qui ne put se retenir et qui souilla ses jupons!).
On ne peut pas aimer chacune des nouvelles de l'ouvrage mais on ne peut pas non plus en aimer aucune. Par ailleurs, elles sont si variées, qu'on ne peut se lasser et qu'on y trouve forcement coupe à sa soif. Et puis, pourquoi bouder son plaisir : celui de rire franchement, même si c'est un peu gros, celui de frémir de peur ou de colère ? La lecture c'est aussi cela et je dois avouer que les récits les plus horribles du recueil sont souvent mes favoris : on s'attache aux personnages (plus qu'aux devisants), on suit leurs aventures et on se surprend à avoir hâte d'entendre l'avis des devisants sur ce qui vient d'être raconté... On aurait envie de participer aux débats même. C'est fort tout de même !
La lecture du livre donne un impression de patchwork tant les histoires sont -on l'a dit- différentes les unes des autres- , de polyphonie et pourtant,il ressort du tout une impression d'unité, due sans doute à l'évangélisme qui relie le tout au cœur des débats qui suivent les contes, à l'atmosphère d'écoute qui règne entre les devisants. C'est une sensation bien ambiguë, qui saisit donc à la fin du livre, la sensation d'une auteur qui a su ménager ses effets, préparer son texte et manipuler ses lecteurs en virtuose. Le signe d'une grande intelligence narrative.
Elle est à ressortir des bibliothèques, Marguerite de Navarre, et gagne à être re-connue, pour le rire, pour le frisson, pour la portée philosophique sinon spirituelle de son ouvrage, pour -enfin- sa portée féministe, car c'est bien de féminisme qu'il s'agit quand elle dénonce les outrages répétés faits aux femmes, bien avant l'affaire Weinstein. C'est aussi féministe de mettre les femmes à égalité avec les hommes dans la ruse et les méfaits comme dans le bien.
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