J'ai eu le plaisir de retrouver ici
Mariette Navarro, cette autrice après avoir été sous le charme de son étonnant premier roman,
Ultramarins, qui m'avait fait la connaître en tout début d'année.
Alors Carcasse est un texte beau et insolite qui m'a cueilli au bord d'un seuil.
Ne comptez pas sur moi pour vous dire qui est Carcasse. Je ne le sais pas, pas plus que vous, pas plus peut-être que ne le sait sans doute l'autrice. Et c'est tant mieux.
Mariette Navarro nous invite à la rencontre de Carcasse, étrange personnage dont on ne sait s'il est une femme ou un homme, s'il est un enfant, un adulte ou un vieillard, un être humain sûrement, une sorte de silhouette croisée au bord d'un seuil...
Personnage tour à tour drôle et tragique, au nom improbable, à l'absence d'histoire, de fonction, mais qui nous apparaît intense, vivant intensément au bord de ce seuil, ressentant intensément les choses...
Le texte nous entraîne au bord de ce seuil. Mais quel est ce seuil ? Est-ce une invitation, le bord d'un précipice, une ligne de partage des eaux, le passage entre deux mondes, un seuil réel ou simplement symbolique...
Carcasse se tient sur ce seuil sans oser ou sans pouvoir le franchir. Peut-être est-il possible que Carcasse ne sache pas dire la raison de sa présence sur ce seuil ?
il y a sans doute plusieurs lectures possibles à cela.
Alors Carcasse, aux prises avec le monde, avec les autres, avec son époque, se tient là immobile devant nous, riche paradoxalement de désirs, d'attentes, de craintes, mais aussi de refus.
Toute la subtilité est dans ce titre qui interpelle, énigmatique,
Alors Carcasse.
Mariette Navarro aurait pu tout simplement l'intituler Carcasse, mais cela n'aurait pas suffi à dire l'élan, le défi, l'hésitation, l'ouverture à un monde encore inconnu...
Oscillant, proche du vide, Carcasse semble vivre au bord de ce seuil.
Petit à petit la pression des autres montent comme une vague, car Carcasse, figure immobile au bord de ce seuil, qui vit sa vie et ses sensations, qui ne s'intègre pas au mouvement et au rythme du monde, au rythme des autres, Carcasse devient dérangeant.
Alor il y a cette présence qui est aussi une résistance, résistance aux conventions, aux idées reçues, aux choses si bien apprises, à un système...
Le texte se révèle être à lui seul une expérience insolite, audacieuse, frôlant l'exercice de style sans l'être du tout, bien au contraire.
Bien sûr la forme du texte est tout d'abord déroutante.
Plusieurs paragraphes se succèdent, comme des litanies, scandées dans une clameur qu'on pourrait imaginer théâtrale, chaque paragraphe devient une variation, c'est une lecture qui permet de déplacer les points de vue, un point de vue différent dans l'immobilité et le silence de Carcasse.
On peut tout imaginer à partir de rien, à partir de nos points de vue, de nos représentations, de notre propre expérience de l'existence. C'est en cela que ce texte a une portée personnelle, touchant à l'intime et résonnant malgré tout dans l'écho universel.
Est-ce enfant sur une cour de récréation ?
Est-ce un homme au bord d'un précipice ?
Est-ce un résistant sur le front d'un conflit ?
Est-ce quelqu'un de malade dans l'entrebâillement d'une chambre ?
Est-ce un timide devant l'amour ?
Est-ce quelqu'un de différent des autres, dont la différence dérange, n'est pas acceptée ?
Est-ce chacun de nous ? Est-ce l'autre que nous affrontons ?
Est-ce toi ? Est-ce moi ?
Ce sont des portes multiples qui s'ouvrent au bord de ce seuil vertigineux.
Un texte qui a une portée incroyablement poétique,
Politique aussi.
Le centre de ce texte c'est aussi le corps ;
Carcasse ne bouge pas, ne semble pas bouger,
Le monde semble bouger autour de Carcasse qui ne bouge pas, nous sommes tantôt ce personnage oscillant sur lui-même, tantôt nous devenons le monde qui observe Carcasse oscillant sur son immobilité.
C'est l'histoire d'un corps qui se ploie, se déploie, se replie sur lui-même par la pression des autres. C'est l'histoire presque d'une naissance, découverte du monde, épanouissement, quelque chose qui va ensuite se resserrer, se refermer, souffrir peut-être, s'oublier qui sait...
C'est la force de ce texte aux apparences absurdes. Il se passe des milliers de choses dans ces variations presque imperceptibles, à l'intérieur du propre corps de Carcasse.
Un texte fait de tensions, un texte qui explore ces tensions, ces contradictions, la recherche d'un équilibre des forces, d'une survie peut-être dans l'équilibre des tensions qui s'exerce entre un individu et les autres, le groupe et les pressions que celui-ci exerce.
C'est une ode à la différence dans une écriture incroyablement poétique. Plaidoyer contre les préjugés, comment ne pas voir alors dans les oscillations de ce texte insolite une portée politique ?
J'ai vacillé au bord de ce texte, j'ai été enivré de ses oscillations, sa transgression, sa capacité de résistance, l'invitation à être autre, ses impossibles mouvements auxquels il m'a invité.