Superbe travail éditorial d'Arsenic Galerie sur
Daisuke Ichiba, accompagné d'un essai de
Xavier-Gilles Néret qui détaille le style propre à l'artiste japonais, résumé par la formule nandemo ari, autrement dit "ouvert à toute possibilité". Ces dessins fascinent par les motifs dissonants qui s'y mêlent et fusionnent, en conservant tensions et disparités. le texte rend aussi hommage aux réseaux underground français qui ont contribué à la diffusion et la reconnaissance d'Ichiba.
Le chaos des dissonances. Par
Christophe Bier.
Le marché de l'art le drague, mais
Daisuke Ichiba ne renonce en rien à sa radicalité. "Je n'ai pas fréquenté d'école d'art. Pour moi, elles ne font qu'imposer aux gens des carcans. le dessin doit être un acte gratuit, vide de sens et entièrement libre", affirme-t-il à
Xavier-Gilles Néret, qui lui consacre un ouvrage-somme chez Arsenic Galerie. Les mutilations, l'érotisme morbide, les vulves carnassières ne doivent pas réduire cet artiste japonais à l'étiquette impropre de l'ero guro. Néret cite plutôt Dada et l'énergie punk d'un courant graphique des années 1970, le heta uma, qui revendique l'affirmation des passions singulières contre les contraintes esthétiques et le professionnalisme. "Maladresse virtuose" est une bonne traduction. Fort de cette anarchie créatrice, plutôt que de suivre ce courant créé par Teruhiko Yumura, Ichiba s'affirme autodidacte, et invente son propre style, nandemo ari, "ouvert à toute possibilité". le réalisme, l'abstraction, les motifs répétitifs, la bande dessinée, les dessins enfantins, le collage, dans un espace où tout se mêle et fusionne, sans rien abolir, en conservant les tensions et les disparités, en juxtaposant divers plans et manières de dessiner. Un art du chaos, selon Ichiba, un style hybride que Néret résume par le titre de son essai, "
Daisuke Ichiba, l'art d'équilibrer les dissonances". Il fallait ce magnifique livre d'art à couverture toilée conçu avec un soin d'esthète, écrin luxueux doté de pages dépliantes, pour cet éloge de l'impureté. Bien fait et mal fait, sophistication de l'encre de Chine et trivialité enfantine du pastel gras, santé et pourriture, le caché et le montré. Les oppositions sont inconciliables, l'harmonie impossible. Marqué dans son enfance par la découverte de charognes et la mort de sa mère, Ichiba fait résonner tout ce que la société refoule, l'irrémédiable chaos de la condition humaine que symbolise la fille borgne aux cheveux noirs, beauté et laideur réunies, obsédant souvenir d'une camarade de classe dont le visage était souillé d'une blessure. Pour Néret, ces oeuvres sont des "blocs de sensations" qui transcendent le souvenir et l'imagination par une faculté visionnaire. Citant Deleuze et
Guattari, il le place au rang de ceux qui "ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour eux, et qui a mis sur eux la marque discrète de la mort". Ajoutons à cette analyse une histoire des réseaux underground français, les premiers à diffuser, exposer et publier Ichiba, comme Pakito Bolino du Dernier Cri, son frère de l'enfer, pour qui l'underground est ce qui montre le beau dans le sale. Ou ce cher Jacques Noël, d'Un Regard Moderne, qui voyait Ichiba comme un dandy tortionnaire déchirant des sexes, et qu'il mariait avec Bataille et le surréalisme.
Christophe Bier, chronique dans l'émission Mauvais Genres, France Culture, le 5 mai 2018.
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