« Les gens autour de moi ne s'en aperçoivent pas, mais je sais que je coule. Et je sais que, désormais, j'écris pour me sauver. »
Voici l'histoire du naufrage d'un écrivain profondément humaniste et une ode merveilleuse, désespérée, à la femme qu'il aime. Sous une forme littéraire peu commune : la réponse à des questions, une interview.
Est-ce Eshkol Nevo qui s'exprime ? Ou un écrivain né de son imagination ? Nous ne saurons pas, le doute planera tout au long de la lecture de ce livre fascinant et intriguant «
La dernière interview ». Certes, cet écrivain ressemble à
Eshkol Nevo, un physique sans doute proche, un parcours et des origines familiales semblables, une famille similaire, des opinions politiques identiques. Un écrivain qui ressemble à lui mais qui n'est pas vraiment lui ? Fiction ou réalité ? Rien n'est clair et c'est finalement ça qui est intéressant. Il sème le trouble : «Mes personnages se fondent en moi, et moi, je me fonds en eux. Au point que, parfois, j'ai du mal à distinguer dans tout cet amalgame qui est qui. Même dans cette interview, le temps est venu de le confesser. »
Le sujet est donc un écrivain, souffrant depuis un certain temps dysthymie, trouble de l'humeur chronique caractérisé par une légère déprime permanente. Il répond à une interview sur la base d'une sélection de questions des internautes. Censé donné des réponses toutes prêtes, il préfère dire la vérité, toute la vérité et cette interview se transforme peu à peu en un long récit, intime et passionnant, truffé d'anecdotes variées, de réponses subtiles, élaborées, parfois en léger décalage avec les questions ou qui prennent un tour étonnant ou poignant. C'est ainsi que, quotidiennement, au lieu d'écrire son prochain roman, cet écrivant, figé devant son écran blanc, ouvre au bout de quelques minutes le document de cette interview. Il y répond ainsi régulièrement. Une, deux questions. Maximum trois.
Ce récit est un cri. Perçant. Une façon pour cet écrivain de survivre. Survivre à la maladie de son meilleur ami, Ari, désormais aux portes de la mort, survivre au départ pour un internat de sa fille aîné, Shira, la « prunelle de ses yeux », ce qui a rompu l'équilibre familial, survivre à son couple qui bat de l'aile et à sa femme, Dikla, qui prend ses distances. Survivre à la violence et aux tensions qui règnent en Israël, survivre aux attaques terroristes, potentiellement omniprésentes. Et vaincre la peur.
« J'ai peur de perdre l'inspiration. J'ai peur de perdre Dikla. J'ai peur de perdre mes enfants parce que je vais perdre Dikla. J'ai peur de perdre Ari. J'ai peur d'avoir une attaque cardiaque dans trois ans, à l'âge où mon père a eu une attaque cardiaque. J'ai peur d'en mourir, contrairement à lui. J'ai peur que cet avion, qui me ramène du Midwest au Proche-Orient, tombe dans la Méditerranée. J'ai peur qu'il arrive quelque chose à Shira, à Sdé-Boker, et de ne pas être là pour la protéger. J'ai peur que Shira ne revienne jamais de Sdé-Boker. J'ai peur de me retrouver dans la misère. J'ai peur d'un effondrement de mon système immunitaire. J'ai peur d'entendre frapper à la porte et que, sur le perron, apparaisse un policier muni d'une matraque. J'ai peur de la façon dont l'atmosphère en Israël sombre dans la violence. J'ai peur qu'une guerre éclate. J'ai peur d'être mobilisé dans la réserve militaire. J'ai peur que la guerre soit une guerre civile. »
Ce récit est un message d'amour à ses amis, à ses trois enfants. Un message d'amour à sa femme qui s'éloigne de plus en plus et qui tisse autour d'eux une toile de reproches qui le paralyse. Elle lui reproche notamment d'utiliser leur vie, leur famille, leurs amis et même leurs enfants pour les mettre ensuite dans ses livres. Même s'il reconnait une sorte de déformation professionnelle, qui le conduit à inventer sans cesse des histoires, à s'approprier des aventures vécues par d'autres, pour l'écrivain, « en fait, tout ce que j'ai écrit depuis, huit livres, n'est qu'une très longue lettre dont elle est la destinataire. Je n'ai permis à personne d'être aussi proche de moi que je l'ai permis à Dikla. Son seul nom me fait fondre. Je ne peux pas m'endormir sans sa présence, me lever sans elle, tomber sans elle, retrouver mon chemin dans le labyrinthe des miroirs déformants sans elle. ». Gestes du quotidien, comme celui de se plaquer contre elle dans la nuit, de l'embrasser dans le cou, beauté de la femme chérie contenue dans les gestes de ses mains, dans son odeur, unique, dans ses clavicules si fines. Il tient désespérément à elle. Ces passages, qui saupoudrent tout le livre, sont émouvants et d'une grande sensualité. Sous sa plume, sa femme est toujours belle, élancée, mystérieuse, aérienne.
L'écriture de Eshkol Nevo est sensuelle de façon générale me semble-t-il, humble, déconcertante de franchise et de lucidité, et cette sensualité est lumineuse et poignante lorsqu'il évoque l'amour des siens.
Ce récit est un acte militant, puisque l'auteur aborde la montée du populisme en Israël, les violences faites au peuple palestinien, la colonisation des territoires occupés, avec beaucoup de délicatesse et d'humanisme. La scène avec ce petit garçon, Nemrod, en territoire occupé, est particulièrement poignante.
Ce récit,enfin, est une réflexion riche et profonde sur l'acte d'écrire, acte salvateur, acte permettant de régler ses comptes. Sur la façon de créer des personnages, sorte de salade mêlant différents attributs de personnages réels. Un éloge de la lecture et des livres qui représentent, pour les auteurs et les lecteurs, un « puits où se terrer », permettant d'ignorer ce qui se passe à l'extérieur. Des réflexions parfois lumineuses jaillissent du puits des failles, comme celle-ci que j'aime tout particulièrement : « Et, s'il existait une technologie qui permette de sentir pendant la lecture, on aurait pu lui renifler la nuque, comme je le fais, la nuit, lorsque je me plaque contre elle à son insu. Je peux écrire que cela ressemble à l'odeur des pains nattés cuits à la boulangerie Angel de Jérusalem, dans la nuit de jeudi à vendredi. Mais ce ne serait pas pareil que de humer réellement sa nuque. Certains lecteurs affirment : « Je suis vraiment entré dans le livre. » Mais qu'en serait-il s'il était possible, virtuellement, de pénétrer dans la réalité de l'ouvrage ? D'être une mouche sur le mur, une chienne sur sa couche, un détecteur de fumée sur le plafonnier… »
Un livre qui m'a touchée, amusée, interpellée. Un livre où l'envie de faire rire le lecteur cache en filigrane une tristesse profonde. Des rires poignants. Des sourires sertis de larmes au coin des yeux. Voilà ce que nous récoltons dans nos filets à cette lecture.
J'ai découvert Eshkel Nevo grâce à Bookycooky. C'est mon deuxième livre de cet auteur, après le truculent «
trois étages » et je suis désormais conquise. Mon prochain sera sans aucun doute «
le cours du jeu est bouleversé » qui, si je reviens à Bookycooky, est un livre à emporter sur une île déserte. Une très belle lecture en perspective !
Yallah !