AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Nous avons tous fait l'expérience un jour d'observer un immeuble, en début de soirée, alors que les lumières des différents appartements s'allument peu à peu, que les profils, les silhouettes se meuvent, se croisent, que les intérieurs se révèlent à nous, cocons chauds et confortables ou pièces vides et froides. Témoins de ces ombres chinoises entraperçues et fascinantes, nous essayons alors d'imaginer ces multiples vies, les odeurs qui émanent de chaque cube, les histoires de famille qui s'y trament, familles fonctionnelles ou dysfonctionnelles ainsi abritées et superposées, les bonheurs vécus qui irradient, débordant un peu du carré dans lequel on tente de les contraindre, les drames aussi, forcément, qui les font vibrer ces murs trop étroits. Ayant grandi dans une cité HLM qualifiée de « chaude » de la banlieue lyonnaise, petite fille, sans jeux vidéo ni téléphone, cette occupation me fascinait et m'absorbait des heures durant. C'était une porte formidable vers l'imaginaire. Je voyais, imaginais, devinais sans doute. Et surtout j'avais toujours l'impression que ces vies étaient plus intéressantes que ma propre vie. Soit plus heureuses, soit plus dramatiques. Est-ce sur la base de cette même fascination qu'Eshkol Nevo, psychologue de formation, a écrit ce livre « Trois étages » ?

Dans tous les cas le résumé de cette histoire ne pouvait que m'attirer et me faire écho : Un immeuble en Israël, de nos jours, non loin de Tel Aviv, où nous découvrons ce qui se cache derrière les portes de trois familles de bourgeoisie moyenne, chacune à un étage différent. Trois familles, trois étages. Trois voix, trois formes de confession différentes, trois façons de s'exprimer. Présentés sur le tryptique freudien : le ça, le moi et le surmoi. Brillant parallèle. L'idée m'a immédiatement plu et j'avoue avoir lu ce livre d'une traite, entre inquiétudes et franches rigolades, entre questionnements et réel intérêt, entre émotion et admiration.

Au 1er étage, le « ça » donc, la partie la plus obscure et impénétrable de notre personnalité, satisfaisant les besoins pulsionnels, primaires et instinctifs selon Freud. Incarné, pourrait-on dire, par Arnon, époux impulsif et amoureux, voisin explosif et père de famille possessif de deux petites filles dont la jolie Ofri avec laquelle il a une relation fusionnelle : « C'est comme ça. Tant que tu n'as pas une deuxième fille, tu ne comprends pas vraiment ta première. Grâce à Yaëli, nous avons compris à quel point Ofri était exceptionnelle. Son calme si rare. Son endurance. Toutes ses maîtresses ont toujours vanté sa précocité. Mais ce n'est qu'après avoir vécu tous les drames liés à Yaëli que nous avons compris ce qu'elles voulaient dire.». Arnon va se livrer, au bistrot du coin, à un copain apparemment un peu écrivain, espérant que ce dernier lui imagine un happy end car oui, vraiment, il s'est mis dans une sacrée situation. Je n'en dis pas plus, je n'ai pas pu lâcher le livre avant d'avoir terminé cette première partie.

Poursuivons la visite et montons à présent au 2ème étage où nous découvrons le « Moi » tiraillé entre la folie qui rôde et la conscience qui assagit, entre fantasme et réalité. le « Moi » qui essaie justement de concilier nos désirs avec le principe de réalité, incarné par Hani, une mère de famille, femme au foyer. Elle se livre via l'écriture, une lettre pour sa meilleure amie qui vit loin, trop loin, longue lettre où délires, fantasmes, amertumes, craintes, espoirs sont pèle mêle jetés, surtout sa peur de la folie qu'elle sent rôder à l'image de ces deux chouettes visitant tous les jours son balcon. Elle doit lui confier un « secret » également. Cette lettre est un appel à la mer, pour cette femme esseulée qui tente de se lier avec d'autres familles, en vain : « Il s'avère que de participer seule à des excursions de familles (et, de manière générale, à des activités sociales en banlieue) représente le vice extrême. Un crime contre la bourgeoisie. Un écueil propre à faire chavirer l'arche de Noé. Car, au total, que se passe-t-il ? – si l'on dissèque succinctement le phénomène. Les hommes te regardent différemment quand tu es seule (même une mère de deux enfants, en collants usés et avec le T-shirt de fin de classes militaires d'Assaf). Et les femmes, qui remarquent les regards affamés de leurs bonshommes sur ta silhouette, paniquent et te ciblent comme un danger potentiel. Elles te posent des questions sur ton mari, pour rappeler à qui de droit qu'une telle créature existe. « Quand sera-t-il de retour ? Ce n'est pas trop difficile pour les enfants qu'il soit absent aussi longtemps ? Toutes mes félicitations de participer quand même à nos randonnées, moi, je serais restée chez moi. » J'aime ce style mêlant à la fois cynisme et humour. Un style tranchant. Percutant.

Enfin terminons cette expérience de voyeurisme au 3ème étage avec le « Surmoi », intériorisation des interdits et représentation des exigences parentales, sociales et culturelles, contrôle de soi, domination des pulsions. Incarné par Dvora, juge à la retraite. Sa confession, à son mari défunt, se fera par le biais d'une vieille messagerie qu'ils utilisaient dans le passé. de multiples messages touchants d'une durée de deux minutes. Dvora cherche à sortir de sa culpabilité vis-à-vis de son fils qui a coupé tout lien avec elle, et cherche un nouveau sens à sa vie.

Des liens existent entre les étages. Notamment Dvora qui, comprenant ce qui se passe aux étages inférieurs, aurait envie de secouer pulsions et ego : « Réveillez-vous, citoyens de Bourgeville. Laissez là vos parties de poker et votre inquiétude excessive pour vos enfants, et les infidélités minables que la vacuité de votre existence, et non le désir, favorise. Levez-vous de vos fauteuils télé trop confortables et plaquez vos conseillers en investissements qui vous suggèrent de prendre un crédit et d'acheter un autre appartement dans un immeuble comme celui-ci, dans une banlieue semblable à celle-ci. Réveillez-vous de votre manque de foi, de votre manque d'engagement et de votre indifférence. Réveillez-vous de votre trop-plein de vacances, de voitures, d'appareils électriques, de clubs d'activités pour vos chères têtes blondes. Non loin de vous, une chose très importante est en train de se produire. Et, vous, pendant ce temps, vous roupillez ».


Saluons la traduction de Jean-Luc Allouche qui a réussi le tour de force de bien rendre les styles très différents des protagonistes : les propos francs parfois vulgaires d'Arnon, l'écriture passionnée et flamboyante de Hani et enfin la voix posée et argumentative de Dvora ; Des styles bien en phase avec le tryptique freudien qu'ils sont censés représenter à chaque étage. Il utilise par moment des expressions bien à nous, étonnée par exemple de trouver celle-là (que j'aime beaucoup) : « Je lui ai dit que je voulais des réponses, pas des explications à la mords-moi-le-noeud, et que cette femme était la seule personne capable de me les donner ».

J'ai lu ce livre quasiment d'une traite. L'écriture est percutante, le sujet original, la construction brillante et intelligente. C'est mon premier livre d'Eshkol Nevo, et je sens que c'est le début d'une longue histoire de lectrice avec cet auteur.
Commenter  J’apprécie          8831



Ont apprécié cette critique (81)voir plus




{* *}