Nous retrouvons ici Anais traverser les prémisses de la guerre, mais surtout se découvrir dans son aide envers les autres: elle devient en effet l'assistante d'un célèbre psychothérapeuthe, et s'y investit totalement. J'ai un peu moins aimé ce volume que le précédent, peut-être que les rencontres et les personnages qui l'entourent sont moins "flamboyants' que dans le premier tome. Quoi qu'il en soit je suis toujours estomaquée par la fidélité et la profondeur de son introspection.
Commenter  J’apprécie         10
août 1936 : Conflit avec le journal. Tant que j'écris dans le journal, je ne peux pas écrire de livre. J'essaye de couler d'une manière double, de continuer à consigner, et d'inventer en même temps, de transformer. Les deux activités sont antithétiques. Si j'étais un véritable auteur de journal, ainsi que Pepys ou Amiel, je me contenterais de consigner, mais ce n'est pas le cas, je veux remplir les intervalles, transformer, projeter, étendre, approfondir, je veux cette floraison ultime qui vient de la création. A mesure que je lisais le journal, je prenais conscience de tout ce que j'ai passé sous silence, qui ne peut être dit que grâce à un travail créateur, en s'attardant ; en développant, en insistant.
855 - [Le Livre de Poche n° 3902, p.177]
Il n'y a que toi mon journal, qui saches que c'est ici que je montre mes craintes, mes faiblesses, mes récriminations, mes désillusions. Je sens que je ne peux être faible extérieurement, parce que d'autres s'en remettent à moi. Je pose ici ma tête et je pleure. Henry m'a demandé de l'assister dans son travail. Rango me demande de participer à des révolutions politiques. Je vis à une époque de dissolution et de désintégration. L'art lui-même, aujourd'hui, n'est pas considéré comme une vocation, une profession, une religion, mais comme une névrose, une maladie, une « fuite ». J'ai appelé ce journal « à la dérive ». Je crois que, moi aussi, j'allais me dissoudre. Mais mon journal, semble-t-il, me garde entière. Je me dissous que pour un peu de temps, mais je finis par recouver mon intégrité.
724 - [p. 166]
J'ai longtemps cherché la justification des colères d'Henry, de ses hostilités et de ses vengeances. Je pensais que c'était une réaction à la suite de souffrances exceptionnelles. Tellement d'écrivains américains font preuve de cette amertume, de cette haine.
Mais lorsque je compare la vie qu'ils ont eue et ce qu'ils ont enduré avec la vie d'écrivains européens (Dostoïevski ou bien Kafka), je constate que les Européens ont souffert bien davantage, et tous connurent une plus grande pauvreté, une plus grande misère sans jamais devenir hostiles ou furieux ainsi qu'Edward Dahlberg ou Henry. La souffrance était transmuée en oeuvre de littérature, et en confession. L'asthme de Proust, la Sibérie de Dostoïevski ont contribué à leur compassion pour l'humanité. Chez certains écrivains américain, n'importe quelle privation ou souffrance tourne à la mutinerie, à la colère criminelle et à la vengeance aux dépens des autres. Il y a une absence d'émotion quasi totale. Ils tiennent la société pour responsable, écrire devient alors un acte vengeur.
(Juillet 1935)
REALITE. Lorsque vous êtes au cœur d'un jour d'été comme à l'intérieur d'un fruit, et que vous jetez les yeux sur vos ongles de pied vernis, la poussière blanche sur vos sandales récoltée le long de paisibles rues somnolentes. Lorsque vous regardez le soleil qui gagne sous votre robe et entre vos jambes, et la lumière qui fait briller les bracelets d'argent, que vous respirez des odeurs de boulangerie, de petits pains au chocolat, que vous contemplez les voitures qui passent remplies de femmes blondes sorties des photographies de Vogue, alors vous apercevez soudain la vieille femme de ménage, avec son visage brûlé, terreux, couvert de cicatrices, et vous lisez l'histoire de l'homme qui a été coupé en morceaux, et en face de vous s'arrête maintenant le tronc d'un homme qui repose sur un chariot à roulettes.
Le monstre que je dois tuer chaque jour, c'est le réalisme. Le monstre qui m'attaque chaque jour, c'est la destruction. De ces duels sortent des transformations. Je dois transformer sans cesse la destruction en création.
Dans Grand seigneur, Nina Bouraoui se tourne vers l'écriture pour conjurer la douleur de la mort de son père, entré en soins palliatifs en 2022. Entremêlant les souvenirs de sa vie et le récit de ses derniers jours, elle illumine par la mémoire et l'amour un être à l'existence hautement romanesque.
Le désir d'un roman sans fin rassemble quant à lui de nombreux écrits de l'autrice, portraits, nouvelles, chroniques, parus dans la presse ou publiés entre 1992 et 2022. Une oeuvre à part entière, qui pourrait se lire comme un roman racontant la vie, ses arrêts, ses errances.
Ces deux parutions récentes prolongent l'oeuvre prolifique et lumineuse d'une romancière majeure de la littérature contemporaine. Elle reviendra sur son parcours d'écriture à l'occasion de ce grand entretien mené par Lauren Malka, dans le cadre de l'enregistrement du podcast Assez parlé.
Nina Bouraoui est l'autrice de nombreux romans et récits dont La Voyeuse interdite (Gallimard, prix du Livre Inter 1991), Mes mauvaises pensées (Stock, prix Renaudot 2005) ou Otages (JC Lattès, prix Anaïs Nin en 2020). Elle est commandeur des Arts et des Lettres et ses romans sont traduits dans une quinzaine de langues.
Rencontre animée par Lauren Malka dans le cadre de l'enregistrement du podcast Assez parlé.
Retrouvez notre dossier "Effractions le podcast" sur notre webmagazine Balises :
https://balises.bpi.fr/dossier/effractions-le-podcast/
Retrouvez toute la programmation du festival sur le site d'Effractions : https://effractions.bpi.fr/
Suivre la bibliothèque :
SITE http://www.bpi.fr/bpi
BALISES http://balises.bpi.fr
FACEBOOK https://www.facebook.com/bpi.pompidou
TWITTER https://twitter.com/bpi_pompidou
+ Lire la suite