En France, l'idée de mourir au combat n'est qu'un concept. L'idée même de combat est un concept. Et c'est pourtant le but lutime pour un militaire. L'engagement. Se servir de son arme. Tuer un ennemi.
«Elle sait qu'elle perd la boule, le mal n'est pas visible, il ne lui manque ni bras ni jambe, juste une case que la guerre lui a prise, mais qui va la croire ? Un trou s'est ouvert en elle. »
Mais comment avez-vous pu, vous qui aviez mis votre vie et celle des vôtres dans les mains de la France, elle vous crachait à la gueule une seconde fois après l'abandon de 1962 alors que vous aviez combattu pour sa liberté, son égalité et sa fraternité, quelle blague, elle cherchait à vous effacer de son histoire et vous avez laissé faire, dociles comme des animaux de compagnie maltraités, comment avez-vous pu, à leurs yeux, nous ne valions pas mieux que des bestiaux à la dénomination bâtarde, Français Musulman Rapatrié.
Ils, tous, l'insupportent à faire la queue avant l'ouverture, à chasser les promotions, à pousser leurs caddies en traînant des pieds, à parler de la météo avec le boucher, parler de la météo et du journal de 13 heures avec le poissonnier, parler de la météo, des vacanciers et de la crise avec le fromager, à manger de la merde et à s'en satisfaire parce que c'est pas cher, il y a la guerre ici et là, certains de vos enfants y meurent, complètement ou à moitié, tous reviendront amochés, mais l'important c'est le pouvoir d'achat, l'état du ciel et Télé 7 jours, bande de demeurés. On nous envoie au casse-pipe et vous, vous laissez faire parce que ça ne vous concerne pas. Mais on en crève, regardez-moi.
Elle croyait s'éloigner de son passé, ses pas l'ont ramenée sur les berges de son enfance.
S’envoyer en l’air, commence-t-il alors en se replongeant, c’est assez dingue, et le voilà qui déroule son rituel, en bout de piste, la perche sur l’épaule, le compte à rebours lancé. Le saut, explique-t-il à Sonja, vient après l’ultime inspection du réglage des poteaux et de la barre, après l’enregistrement des dernières consignes du coach ; puis après la course d’élan, une quarantaine de mètres à parcourir au sprint, la perche de cinq mètres et quatre kilos portée à la force des bras, des épaules, du dos, des abdos, c’est déjà un jeu d’équilibre, Pierre se prenait souvent pour un chevalier en tournoi, lance armée pour dézinguer ses rivaux, un gamin, toujours, mais le jeu a ses règles, les appuis millimétrés, le nombre de foulées comptées à respecter, c’est ça ou, à cinquante centimètres près, tu te prends la perche en pleine figure au moment d’impulser, oui, tu t’embroches alors, au point de passage de 17,20 mètres, à pleine vitesse, quasiment 30 km/h, il analysait ce qui pouvait clocher pour rectifier le tir, la longueur de ses dernières foulées par exemple.
Là-bas, la fille vient de plaisanter avec un jeune type. En tout cas elle a souri et Pierre voudrait être celui qui vient de lui donner ce sourire. Tout en rangeant le billet et les pièces dans la caisse, il s’imagine devant elle.