Comment rater complètement sa vie en onze leçons

Comment rater si vous êtes libraire

Avant tout, détestez les livres.Non seulement comme objets envahissants et inflammables qui prennent la poussière, mais pour leur prétention à être les plus extraordinaires véhicules de communication inventés par l'homme. Et les balladeurs alors? Et les cassettes, les CD, les DVD, les jeux vidéos? Et internet? Et les Pokémons?

Donc ne lisez rien. Fiez vous au bagou des représentants ou commandez au hasard...

Ratez votre suicide

Un suicide qui rate est le seul suicide qu'un raté peut s'autoriser. A la rigeur, vous pouvez vous en offrir plusieurs, mais à condition de les rater systématiquement l'un après l'autre comme le personnage de Delicatessen, le film de Caro et Jeunet, ou celui du roman Promenade de Régis Jauffret.

... ce n'est pas le tout d'être malheureux, il faut encore que ce malheur ne serve absolument à rien.

Rater, c'est viser une cible et ne pas l'atteindre. Non parce que la cible est trop lointaine, ou trop mouvante, mais parce que cette foutue pétoire n'a pas fonctionné.

Rater une farce.

En pleine psychose au bacille de charbon, envoyez de la farine dans une lettre, comme ont fait des dizaines de crétins, mais à votre banque ou au service comptable de votre employeur. Inscrivez bien votre nom et adresse au dos. Vous ferez d'une pierre deux coups: 1) en provocant la fermeture de l'établissement pendant au moins une semaine, vous retardez d'autant le paiement de votre salaire, et 2) vous serez inculpé et on viendra vous arrêter.

En période d'attentats islamistes dans le métro, demandez à un ami d'origine algérienne ou iranniene d'aller vous acheter une bombonne de butane au Prisunic le plus proche.

D'une façon générale, oubliez cette caractéristique de la farce qui est d'être un jeu sans gravité censé ne laisser ni séquelle physique, ni traumatisme mentale ni préjudice financier, et dont, le premier moment de surprise passé, la victime elle-même peut rire.

Rater le trou dans la couche d'ozone.

Trop tard.

Ami lecteur, passe ta vie en bibliothèque, lis des centaines de livres ou d'articles, fais des fiches sur chacun d'eux, plus tu y prendras goût, un goût excessif, un goût exclusif, plus tu t'éloigneras non seulement de la vie (vieux poncif vérifié), mais encore de l'espoir de tirer un jour de tes lectures un ouvrage original (ce qui impliquerait que tu t'arrêtes de lire, te jettes à l'eau, te lances dans l'aventure d'une synthèse et d'un plan, d'une argumentation serrée en faveur d'une idée centrale et personnelle, choses déjà beaucoup plus casse-pied à faire).
Oui, fais des fiches et n'en fiche rien.

Comme le métier ne constitue pas le tout de l'existence, et comme un ratage même magistral dans votre vie professionnelle ne vous garantit pas le ratage complet de votre vie tout court (il va falloir encore travailler !) nous n'emploierons pas ici l'expression "rater sa vie" mais le verbe "rater" tout seul, comme suspendu, intransitif, l'absence de complément d'objet suggérant le caractère partiel et inachevé de ce type de fiasco.

Car, rappelons-le, pour nous, ici, dont l'ardente préoccupation est de donner les meilleurs conseils possibles pour rater sa vie, le suicidé est un déserteur, tout jute digne d'une ration supplémentaire de mépris.

C'est cela ; sentez peser sur vous la lourdeur de toute la Terre.