Il n'oubliera jamais tous ces navires dont il a vu l'étrave se dresser vers le soleil ou les étoiles avant de s'abîmer pour l'éternité
Ce soir-là, dans leurs maisons bouclées comme des cellules, les îliens connaissent pour la première fois de leur existence la captivité. Jamais sur cette bande de terre qui est leur unique bien, ils ne se sont sentis prisonniers. Ni l'océan ni le vent ne sont parvenus à les dompter. Les tempêtes et les disettes, ils ont appris à les combattre et à leur résister. Seule la mort terrasse ces êtres obstinés. Mais là, pris dans la nasse tendue par les soldats verts, ils sont comme des poissons empêtrés dans un filet.
Dans le compartiment qui cahote et le rapproche de l'île, il pense à tous ces sacrifices, à toutes ces souffrances, à toutes ces menaces qu'il a consentis. Les rides se sont davantage creusées. Il a vu des gens, amis ou ennemis, mourir. Il n'effacera jamais de sa mémoire ces naufragés aux visages luisants de mazout qui appelaient à l'aide, qui tendaient la main pour être secourus et que l'océan avalait. Il n'oubliera jamais tous ces navires dont il a vu l'étrave se dresser vers le soleil ou les étoiles avant de s’abîmer pour l'éternité. La jeunesse n'a pas été conçue pour côtoyer la mort.
Dans l'île, soumise aux lois du Seigneur, tout péché récolte peu de compréhension et d'indulgence auprès d'une communauté respectueuse des commandements de Dieu. Si l'on fermait les yeux sur les garçons turbulents qui parfois sortaient éméchés du café ou partaient en bordées lors de rares escales sur le continent après la vente de la pêche, on est rigoureux et inflexible avec l'honneur et la vertu des filles.
Bien des souffrances vous guettent, mon garçon. Mais c'est là le prix à payer pour libérer notre pays occupé et pour retrouver, vous, votre île, et moi mon village natal. Bonne chance et bonne chasse ! N'oubliez jamais la phrase d'un écrivain célèbre, dont j'ai oublié le nom. Elle dit : "On peut arracher un homme à son pays, mais on ne peut arracher son pays du coeur de l'homme."
- Tu aimes les Anglais ?
Le patron répond sans hésitation :
- Non, c'est une sale race...
- Alors pourquoi tu vas chez eux ?
- Parce que les Anglais c'est comme les femmes : faut faire avec celle qu'on a, vu qu'il y en a toujours de pires. Mieux vaut les Anglais que les Allemands !
On était accoutumé, dans l'île, à accepter la furie des tempêtes, la violence du vent, les saccages des pluies. Depuis toujours, les habitants supportaient toutes les épreuves avec résignation, y voyant des manifestations inexplicables de la volonté divine car, prêchait le recteur Matthieu, "les voies du Seigneur sont impénétrables". Des enfants mouraient à la naissance, des hommes disparaissaient en mer, des familles pâtissaient de la misère et parfois de la faim. A toute tribulation on murmurait : Amen. Il manquait encore un tourment à tant de souffrances passées, celui de ne plus être maître chez soi et de se soumettre à un occupant.
La cloche de l'église n'a pas retenti depuis l'armistice. L'île a le patriotisme en berne.