Un livre, c'est un détonateur qui sert à faire réagir les gens.
"Vous savez très bien qu'une phrase tirée de son contexte n'a pas d'intérêt."
DANIEL : [...] La guerre, c'est se battre, et nous ne nous battons pas. Nous sommes assiégés.
LE PROFESSEUR : Je ne suis pas d'accord. Vous vous battez. Pour nous autres, professeurs, continuer à donner cours, c'est se battre. Et pour nos étudiants, continuer, en dépit des bombes, à s'intéresser à la place de l'adverbe dans les subordonnées chez les poètes romantiques, c'est se battre.
La formulation habituelle en est: "Quel livre emmèneriez-vous sur une île déserte ?" Interrogation que j'ai toujours trouvée un peu stupide, car absurde: si le métier de professeur d'université devait offrir, en prime, un voyage sur une île déserte, ça se saurait. Mais, posée à l'envers, la question devient essentielle: quels livres auriez-vous le moins de scrupules à détruire ? Sans la guerre, je n'aurais jamais envisagé cette hypothèse. Et s'il n'y avait pas eu Sterpenich, je me demande quel auteur j'aurais choisi en premier lieu.
Oui. Et puis c’est si confortable de continuer à salir la réputation d’un livre. Aucun risque que le bouquin se venge : c’est ça qui est bien avec la littérature. On peut tout se permettre.
Le Professeur :
... L’évêque Rémi baptisait Clovis en disant : « Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé. » Cette phrase m’a toujours fasciné. Elle est devenue mon emploi du temps.
MARINA. Après l'éternité, vous invoquez l'Occident ! Vous avez le talent de parler de grands machins qui n'existent pas.
LE PROFESSEUR. Admirable, Marina ! Il faut proposer cela aux dictionnaires : "Occident : grand machin qui n'existe pas. Voir Éternité" - éternité serait écrit en gras. Oh, pardon.
MARINA. Pourquoi vous excusez-vous ?
LE PROFESSEUR. Parler de gras, devant vous, c'est de mauvais goût. Autant parler d'une chute d'eau au Sahel.
Au fond de la pièce, une immense bibliothèque surchargée de livres couvre tout le mur. Le reste de la salle frappe par son dénuement : ni tables, ni bureau, ni fauteuil, seulement quelques chaises en bois, et à droite, un énorme poêle en fonte.
MARINA. Sterpenich ! Quand je pense que vous m'avez forcée à le lire en première année.
LE PROFESSEUR. Ne me dites pas que vous l'avez vraiment lu.
MARINA. Mais si, Professeur. Je n'ai jamais été assez intelligente pour faire semblant d'avoir lu un livre. J'ai lu tout Sterpenich !
LE PROFESSEUR (se tournant vers Daniel). Vous vous rendez compte, Daniel ? Nous avons des étudiants qui lisent les livres que nous leur demandons de lire ! Si j'avais su, j'aurai eu quelques scrupules en dictant les listes de lectures obligatoires. Ma pauvre petite, je suis désolé.
Les gens sont les mêmes dans la lecture que dans la vie : égoïstes, avides de plaisir et inéducables.