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Critique de Antyryia



- Bonjour, alors dis-moi, comment tu t'appelles ?
- Je m'appelle Samia et j'ai sept ans.
- Et qu'est-ce que tu vas nous lire Samia ?
- Ben je vais vous réciter un petit extrait d'un grand classique d'Amélie Nothomb, "Métaphysique des tubes".
"Ce … spect-acle de mon pu … public assi … assistant à ma … mort … ( … )"
Je laisse la jeune demoiselle me casser les oreilles quelques minutes, après tout c'est pour ça que je suis payé.
La foule de spectateurs se lève et applaudit, Amélie également.
La bande de sales gosses brandit des cartons pour noter la piètre prestation de leur camarade. Vu les multiples hésitations et l'absence du moindre ton, je n'aurais pas mis plus de 02 mais je simule l'enthousiasme en m'exclamant :
- Oh un 09 ! Un 08 ! Et un autre 09 ! C'est bien mérité, tu as vraiment été formidable Samia, quelle belle lecture !
J'appelle ensuite l'enfant suivant.
Vivement que la journée se termine...

Une silhouette androgyne s'approche. Impossible pour moi de savoir s'il s'agit d'une fille ou d'un garçon. Mais je devrais bientôt être fixé grâce à la question magique.
- Bonjour toi, alors, dis-moi comment tu t'appelles ? dis-je d'une voix gâteuse comme quand je demande à mon chien d'aller chercher son nonos.
- Bonjour Antyryia, bonjour à tous. Je m'appelle Epicène Guillaume.
Et merde. Me voilà bien avancé.
- Epicentre, c'est vraiment un très joli prénom. Et dis-moi, tu viens d'où comme ça ?
- Je me prénomme Epicène. J'habite à Paris. Mon père a insisté pour que je prétende habiter près de la place des Victoires, mais en réalité je réside rue Etienne Marcel. Il en a un peu honte, pour une question de standing je crois. Son ascension sociale est très importante pour lui.
- Ah bon ? Et dis-moi il est où ton papa ? Tu peux me le montrer avec ton doigt ? Comment il s'appelle ?
- Il s'appelle Claude. Mais il n'est pas venu. Il ne m'aime pas et je dois dire que je lui rends bien. On s'adresse à peine la parole, il était hors de question pour lui de m'accompagner ici aujourd'hui. Il pourvoit aux besoins matériels de notre famille, c'est tout.
"Je le hais encore plus qu'il me hait."
On ne me l'avait jamais faite celle-là ... Pour la première fois de ma carrière je me sens déstabilisé par ces réponses qui n'ont rien d'infantiles. Je suis déconcerté.
- Et tu as quel âge Epictète ?
- J'ai sept ans et demi. Je suis née le 09 septembre 1974. Et je m'appelle Epicène.
- Et qui t'a accompagné alors aujourd'hui dis moi ?
- Juste ma maman Dominique. Elle est là bas !
Mon regard se tourne vers une dame souriante, élégante, quelque peu embourgeoisée cependant.
- Alors Dominique, vous devez être très émue de voir votre enfant sous les feux des projecteurs, devant des dizaines de téléspectateurs !
- Oui je suis très fière de ma fille. Elle est formidable, vraiment.
"La petite était exceptionnellement éveillée, elle comprenait tout et éclatait de rire à la moindre occasion."
( Oh merci madame, sans le savoir vous venez de m'enlever une belle chandelle du pied ! )
- Si ça n'est pas trop indiscret, pourquoi avoir choisi ce prénom, Epiphanie ?
- Eh bien Claude mon mari et moi avions tous les deux constaté que nous avions des prénoms épicènes, mixtes si vous préférez. Et il nous a alors paru évident d'appeler notre enfant Epicène, qu'il s'agisse d'une fille ou d'un garçon.
"Nous avons un point commun toi et moi. Nos prénoms ne spécifient pas de quel sexe nous sommes."
Soulagé de pouvoir mettre une identité sur la starlette assexuée, je me retourne vers Piscine et lui demande avec mon air gaga :
- Alors ma petite, Amélie Nothomb fait partie de tes auteurs préférés ? Ca fait combien de temps que tu es fan ?
- J'ai commencé à dévorer ses romans depuis l'âge de trois ans. Aujourd'hui je lis davantage Homère ou Victor Hugo parmi tant d'autres mais c'est Amélie m'a fait découvrir et aimer les livres.
- Et qu'est-ce que tu vas nous chan ... Euh, nous lire comme extrait ?
- Je vais vous interpréter un texte extrait de son dernier livre, "Les prénoms épicènes".
Le contraire m'aurait étonné.

"Bizarrement, maman aimait papa. Elle ne lui avait pas dit, mais cela se voyait, se sentait, s'entendait. Maman avait pour s'adresser à papa une voix pleine de déférence, des yeux intenses et des gestes choisis. Papa ne remarquait pas ses manières, ni ne partageait pas son trouble. Si Epicène avait du formuler le sentiment de sa mère pour son père, il eût dit qu'il la supportait - à condition qu'elle parle peu et qu'elle existe le moins possible."
Prononcé sans la moindre hésitation, déclamé même, je remarque que la salle entière est silencieuse, écoutant religieusement la prodigieuse petite fille lire son paragraphe. La moindre allocution présidentielle ferait pâle figure à côté de cette prouesse verbale. Amélie Nothomb elle-même se lève pour rejoindre Epistole et l'accompagner au micro.
"Et elle, est-ce qu'il la supportait ? Pas sûr. Les rares fois qu'il lui disait quelque chose c'était :
"Tu es insupportable !"
Epicène était insupportable quand elle jouait au salon, quand elle chantait dans sa chambre, quand elle ne mangeait pas, quand elle mangeait, quand elle manifestait de l'enthousiasme.
Maman n'osait pas prendre la défense de sa fille. Elle attendait que papa s'en aille et disait :
"Papa est énervé par son travail."

La dame au chapeau et la fillette partagent une brève étreinte émue après leur discours dénonçant les dysfonctionnements de la famille Guillaume. On sent toute la salle crispée par par la description de ce père incapable d'apprécier son propre enfant, si brillant, si réaliste, si en avance sur son âge ; et par cette mère dédaignée, amoureuse mais incapable de lui tenir tête aussi graves que puissent être ses propos.
Enfin, les applaudissements fusent et les pancartes se lèvent, donnant 10 à l'unanimité à la prestation éblouissante d'Epuration. Et pour la première fois de ma carrière, je suis d'accord.
Comme j'ai encore quelques minutes avant que l'émission ne s'achève, j'enchaîne en demandant à la surdouée ce qu'elle a pensé de ce dernier roman de mon invitée belge.
- Eh bien je dirais que je l'ai lu à la façon dont on dévore une gourmandise. Qui aurait eu un goût parfois sucré, parfois amer. L'histoire qui est relatée dans Les prénoms épicènes n'est absolument pas crédible, tout y est exagéré, déformé, et comme souvent dans les romans d'Amélie j'ai davantage eu l'impression de lire un conte. Un récit farfelu qui va toujours droit à l'essentiel, avec des ellipses temporelles quand c'est nécessaire et une économie de mots telle qu'on a parfois l'impression de lire davantage une longue nouvelle qu'un véritable roman. Mais ce conte, je dois bien avouer que je n'ai pas pu le lâcher. le vocabulaire d'Amélie est toujours aussi riche, sa façon de s'exprimer toujours aussi unique en son genre. Même si les personnages sont un peu stéréotypés puisque leur psychologie n'est pas très approfondie, il n'y a pas besoin de davantage pour plonger au coeur du récit de la première à la dernière page sans pouvoir s'arrêter avant la conclusion. Un père odieux et manipulateur, une épouse aimante et complexée et une fillette adorable, intelligente et solitaire suffisent à insuffler suffisamment de vie aux membres de cette famille pour qu'on s'intéresse à leur devenir.
- Et quels thèmes selon toi sont abordés dans ce roman ?
- Beaucoup de thèmes sont communs au roman qu'elle avait sorti l'année dernière, Frappe toi le coeur. Comme dans son pénultième livre, Amélie aborde le sujet de la relation entre les parents et leurs enfants, en se demandant si l'amour est inné, et en présentant tour à tous les points de vue de la mère et de la fille. Mais cette fois le père joue un rôle beaucoup plus important puisque c'est lui cette fois qui s'avérera incapable de s'attacher à sa fille. On dit que la haine est préférable à l'indifférence, mais dans une telle relation familiale est-ce vraiment envisageable ? L'amour, qu'il soit filial ou sentimental, peut-il se commander ? La colère peut-elle cohabiter avec l'affection ? Comme autre thème important il y a bien sûr celui de la vengeance, ce fameux plat qui se mange froid, mais cela je laisse le soin de le découvrir à tous ceux qui n'ont pas encore lu le livre. Et puis bien sûr, il y a tout ce qui tourne autour du paraître. La réussite sociale est une obsession maladive pour le père, pour qui seules semblent compter les apparences : le métier, les relations, les fréquentations de sa fille, le prestige de son adresse ...

- Et pour conclure, qu'aimerais-tu dire à Amélie ?
- Eh bien, évidemment je souhaite la remercier pour tous les merveilleux moments que m'ont fait passer ses livres. Celui-ci présente la particularité d'être l'un des plus prenants, et pourtant à contrario je pense que je l'oublierai très vite, d'où ma comparaison avec une sucrerie dont on se délecte mais dont il ne reste qu'un léger goût en bouche finalement, qui finit rapidement par disparaître. J'aurais également voulu demander à Madame Nothomb de ne pas couler dans la résine les soixante-sept romans qu'elle a rédigés et qu'elle n'a pas souhaité publier, comme je l'ai lu dans un journal. Ce serait dommage de priver son public d'autant d'oeuvres inédites après sa mort, alors que je suis convaincue que beaucoup vaudraient le détour et nous feraient en prime découvrir d'autres facettes de son talent.

* Générique de fin *

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