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Critique de ninachevalier



Amélie Nothomb voudrait-elle payer sa dette aux auteurs qui l'ont nourrie ? le titre du roman précédent Frappe-toi le coeur lui avait été inspiré par Alfred de Musset. Cette fois, avec Les prénoms épicènes, elle fait un clin d'oeil à Ben Jonson, contemporain de Shakespeare, qui a écrit « Epicène ou la femme silencieuse ».
Arrêtons-nous sur le sens de l'adjectif « épicène »: il désigne des prénoms « qui ne spécifient pas de quel sexe nous sommes ». Soulignons le talent de « la reine de l' onomastique. », dixit Augustin Trapenard !

Le premier chapitre mettant en scène Reine congédiant l'homme qui l'aime depuis cinq ans, peut dérouter, car ce n'est qu'à la page 107 que l'on découvre l'identité de celui qui n'a toujours pas « décoléré ».
Moment où tout va basculer, faire exploser un couple et modifier l'avenir d'une mère et de sa fille.

Nous suivons ensuite le couple formé par Dominique et Claude, depuis leur rencontre, leur mariage, la montée à Paris, le mari créant une filiale de la société Terrage. À la naissance tant attendue de leur fille, le père s'éloigne, ainsi il ne manifeste aucune joie à voir sa fille marcher. Son absence de plus en plus fréquente va renforcer les liens fusionnels entre mère et fille. Mais que cache cette indifférence, cette indisponibilité du géniteur ? le sens de son prénom, Claude, signifiant «  boiteux » aurait-il une influence sur son comportement ?

La scolarité de leur fille Épicène donne l'occasion d'une mixité sociale, la mère réussissant à sympathiser avec Reine Cléry, partageant les mêmes soucis de parents d'adolescentes, lors des rencontres avec les enseignants. le professeur de latin ne manque pas d'asséner ses quatre vérités, ce qui rapproche les deux femmes, prêtes à s'épauler.
Elles se fréquentent, sortent, s'invitent, mènent grand train. « Une amitié neuve qui ne cesse de s'intensifier ». Une nouvelle vie pour Dominique qu'elle se plaît à relater à son mari le soir. Mais n'est-elle pas, depuis le début, manipulée par son époux ? Pourquoi manifeste-t-il un besoin si impérieux de rencontrer M.Cléry ? Est-il vraiment motivé par des raisons professionnelles ? Comment s'immiscer dans cette famille sinon en étant invités à une de leurs réceptions ? le plan fonctionne grâce à Dominique !

Le jour J, la soirée fixée au 26 janvier, tourne au cauchemar. Scène très théâtrale où Dominique surprend une conversation entre son mari et Reine.
Rebondissement du récit, tournant décisif dans la vie des Guillaume.
Les confidences de Claude à Reine, si édifiantes, si consternantes, provoquent un terrible séisme chez Dominique trahie. Tout s'écroule pour elle. C'est sur le champ qu'elle décide de partir avec sa fille.


La narratrice autopsie les sentiments de ses protagonistes avec subtilité et brosse des portraits très contrastés.
Que penser de Claude, ce père ambitieux, qui n'a jamais eu le temps pour sa fille ? Un citoyen, pour qui les apparences importent, au point de déménager pour la rive gauche de la Seine! Un homme qui incarne l'hypocrisie et suscite l'indignation.
Que penser de Dominique, l'épouse, qui n'intercède pas quand le père brise l'amitié de sa fille avec Samia ? Une épouse que le mari comble d'objets luxueux lui laissant subodorer un retour de flamme jusqu'au moment où « stupeur et tremblements », elle découvre la vraie face de celui qu'elle aime. La narratrice montre comment l'amour qui la transcendait à ses débuts va se transformer en une force destructrice.
On retrouve dans les personnages cet esprit des « loyautés » de Delphine de Vigan, « des liens invisibles qui nous attachent aux autres ».
Reine n'est- elle pas loyale envers sa nouvelle amie quand elle traite le mari de celle-ci, de «  monstre », « de cinglé » ?
Quant au lien entre Reine et Claude, ne dévoilons rien.

L'auteure «  met toujours au monde » des « enfançonnes » surdouées.
Ici Épicène réussit admirablement au collège, donne satisfaction à son professeur de latin, puis décroche le bac brillamment. Et pourtant, pour le père, elle est cet enfant «  insupportable » à qui il consacra si peu de temps.

Mais l'intelligence condamne à une certaine forme de solitude. N'est-ce pas pour cette raison qu'elle adopte «  le stratagème du coelacanthe » ? ( 1)

Épicène sidère par sa maturité, à 15 ans, elle prend les choses en main dès leur retour à Brest chez ses grands-parents et s'avère être quasi le pilier de sa maman. Elle déploie un tel «  grit » (2), que sa mère se montre battante à retrouver du travail.

La vocation des héroïnes d'Amélie Nothomb est dictée par la littérature. Épicène, bachelière brillante se tourne vers un cursus d'angliciste, influencée par Ben Jonson, ce qui n'est pas sans rappeler la motivation de Diane qui a embrassé le métier de cardiologue, impressionnée par la phrase De Musset : «  Frappe-toi le coeur, c'est là qu'est le génie. »
Dans la foulée la « fabuleuse » étudiante éblouit par sa thèse, décroche l'agrégation « haut la main », et un poste d'enseignement à Brest.

La romancière aime explorer les relations parentales complexes et les couples. Ses livres traitent souvent de conflits, d'injustice et de vengeance.
Elle montre jusqu'où certains peuvent aller par amour. le défi du père en fait un personnage exécrable, antipathique.
On pense à « Tuer le père », si ce n'est que « ce mec ignoble », ce « type infect » pense, lui, à supprimer sa fille ! Un vrai drame.
L'académicienne se réfère au prince de Ligne, moraliste belge, pour commenter le geste létal de celle qui a, pendant des années vécu, comme « le coelacanthe ». Elle aborde la question de la préméditation ou non et du remords.

L'image d'Épicène qui, lors de son départ précipité, considère comme « essentielle » son édition bilingue de l'Iliade  convoque les paroles dithyrambiques de Sylvain Tesson sur Homère, ce maître de poésie et de vie, dont « l'oeuvre est une sorte de bréviaire de l'homme, un enchantement de lecture., un trésor. Homère, c'est Goldorak » !
Et nous, que prendrions-nous d'essentiel, en cas de départ précipité?

Pour rester fidèle à son titre «  d'ambassadrice du champagne », Amélie Nothomb fait couler un grand cru, le préféré de Reine Cléry. Et elle ne manque pas de distiller les effluves d'un parfum de renom, ainsi que son sempiternel mot : « pneu », ici il faut les regonfler !

Les anglicistes et anglophiles seront ravis de lire que « L'anglais est une langue étonnante. Un seul mot suffit là où nous affaiblissons à coup de périphrases ». Pour les autres, enrichis du verbe «  crave », ils auront « un besoin éperdu de » lire les romans précédents de «  Crotteke » ! (3)

La romancière tresse une tragédie psychologique entrelaçant le destin de deux familles, digne des pairs qui l'ont inspirée.
Un roman irrigué par la haine, «  deux vengeances (une qui rate, une qui réussit ! » selon l'écrivaine) et l'amour, étayé par cette déclaration :
« La personne qui aime est toujours la plus forte ».

(1) Coelacanthe : «  poisson qui a le pouvoir de s'éteindre pendant des années si son biotope devient trop hostile ».
(2) grit : Ce terme désigne la capacité de ne pas se résigner, de persévérer.
(3) Surnom donné à Amélie Nothomb par ses proches.

A écouter : l'émission Boomerang du 28 août 2018 où Augustin Trapenard reçoit Amélie Nothomb.
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