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Critique de VACHARDTUAPIED


Ecrire était son dernier plaisir, le seul que le grand âge daignait encore lui accorder, et il l'a perdu. François Nourissier, écrivain à l'ancienne comme on le dit de certains artisans, ne connaît plus la volupté de noircir des pages, de griffonner, de raturer, le bonheur d'user ses chères pointes Bic sur du papier épais, la douceur de coucher ses regrets ou ses remords dans des draps de vélin. Rattrapé sur le tard par une vieillesse qu'il a simulée trop tôt - l'a-t-on jamais connu autrement qu'avec sa solennelle barbe blanche?-, celui qui fut longtemps un malade imaginaire, doublé d'un véritable hypocondriaque, est en effet atteint de la maladie de Parkinson.

«Miss P.», ainsi l'appelle-t-il dans ce livre, est la compagne intraitable et menaçante de ses derniers jours. Il lui doit de perdre la mémoire, de compter les trois heures de répit, de lucidité, que le petit matin de la littérature veut bien lui concéder. Elle le contraint désormais à dactylographier ses lettres personnelles, au pied desquelles grelotte une maigre signature. Elle lui donne «une démarche pâté de foie», un air d'hydrofoil aplati, elle le fait s'agripper, dans les escaliers, à l'épaule d'inconnus et, saisi d'une ivresse d'abstème, tituber, l'été, sur la passerelle d'un bateau. Dans les dîners où jadis il brillait, les plats soudain lui échappent, chaque bouchée est un calvaire, la sauce coule, la conversation se fige, il bafouille, flageole, gêne et, comble du supplice pour ce conteur-né, il ennuie. On sait que François Nourissier ne s'aimait guère, maintenant il se dégoûte: «Je me rêvais hêtre, chêne, me voilà tremble - vert d'eau, pâleur d'os - frissonnant dans les rafales de mon automne.»

Ce livre de 803 feuillets impeccables, de 670 pages au cordeau, ce livre qu'il n'a pas pu écrire, il l'a tapé, «en état de perdition», sur une vieille Hermès 30, modèle 1958. On l'imagine, tel Glenn Gould recroquevillé sur son Steinway, pianotant avec rage pour que s'efface le corps abîmé et que jaillisse, d'une antédiluvienne machine à écrire, le son pur, la note claire - la musique qui restera. Et il y parvient, le bougre. Et c'est sa revanche, et c'est notre récompense.

Dans une prose nerveuse, il nargue cette maladie qui ramollit les muscles. A sa mémoire vacillante, il arrache des souvenirs précis et justes, ce sont ses «Variations Goldberg». La main est traître, pas le style - du vif-argent. Certains jours d'épuisement, celui pour qui «être écrivain aura été une certaine façon de vivre» aspire même à mourir dans son paragraphe, la tête venant cogner sur l'AZERTY familier comme le comédien en scène ou l'amant, au déduit. Car, fidèle à son devoir de sincérité, François Nourissier ne donne pas seulement ses Mémoires - il récuse le mot, il a tort -, il veut aussi qu'on assiste à la naissance douloureuse de chaque chapitre, au combat quotidien qu'il mène contre le temps pour parvenir au point final, à ce «Maintenant c'est assez joué, cassez-vous. du balai, du vent, ouste!» par quoi, excédé, il salue la compagnie. Et se congédie lui-même.

L'auteur du «Petit Bourgeois», qui n'en est pas à sa première autobiographie, prenait le risque de se répéter, de macérer «dans son jus», selon sa formule préférée. La question se pose en effet au seuil de cette ultime confession: qu'a-t-on encore à apprendre d'un homme qui a déjà raconté la mort de son père, en 1935, dans un cinéma du Raincy, le juvénile amour des chevaux, la passion des grosses cylindrées qui fleurent le cuir souple et la ronce de noyer vernie, la compulsive folie des grandeurs et des maisons - château en Cévennes, villa dans le Luberon, châlet en Suisse, maison à Auteuil - où l'on reconnaît les entêtés qui n'ont rien reçu et tout acheté, qui pensent avoir mérité ce dont ils n'ont point hérité?

Cela fait presque quarante ans que, dans ses multiples précis de décomposition, cet écrivain gâté incline à l'expiation et s'exhibe en se fustigeant. Combien de fois n'a-t-il pas écrit, forçant toujours plus le trait, gravant le cuivre jusqu'à se faire mal, qu'il était disgracieux, faux mince, pansu du devant, avachi du dos, trop porté sur la pizza et le chocolat, lâche en public, infidèle en privé, caméléon, nul au lit, mauvais père, inapte à devenir «un colosse de la littérature» et incapable de s'identifier au notable qu'on stigmatise quand, au fond de lui-même, il se rêverait «anar»? Combien de fois n'a-t-il pas revu et corrigé cet autoportrait accablé tout en peaufinant, au point-virgule près, sa brillante copie de premier de la classe?

«A défaut de génie» ne serait donc qu'un nouveau volume d'aveux à verser au dossier si, par la faute de «Miss P.», il n'avait été composé dans l'urgence, la panique, la nostalgie, la colère - «Je jette des souvenirs à mon livre comme on jette des bouts de gras aux chiens. Bouffe! Bouffe!» -, et cette lumière crépusculaire qui lui donne aujourd'hui tout son relief, et sa raison de paraître.

Parodiant Herriot, on pourrait dire de cette somme: c'est ce qui reste quand l'auteur a tout oublié. du long cortège de relations mondaines et de fausses camaraderies qui encombrent sa mémoire, le gardien de ruines ne sauve, quitte à froisser les absents, qu'une poignée d'amis exemplaires: Marc Soriano, Clara Malraux, Edmonde Charles-Roux, Bernard Privat, Georges Borgeaud, Mario Prassinos, Jacques Chessex, Jean d'Ormesson et Maurice Rheims. Des maîtres qui l'ont jadis adoubé, il ne veut conserver, négligeant Chardonne et Morand, que le souvenir charmeur d'Aragon, «polygraphe piaffant, crêté, protéiforme», dont il parle comme un fils de son père spirituel.

Seules les femmes qu'il a aimées incitent à l'exhaustivité celui qui confesse n'avoir pas réglé son affaire avec les garçons. Et pour cause, elles ne sont que six, dont trois qu'il a épousées. A la Martiniquaise catholique, à la fille d'une Libanaise chrétienne et surtout à Cécile, alias Tototte, Franco-Américaine juive qui partage sa vie depuis quarante ans, le patriarche girondin doit d'être à la tête d'une «extended family» où se fondent couleurs et religions.

Enfin, d'une vie dont il prétend avoir goûté si peu d'épisodes, l'élève du manège du Panthéon ne retient que «les années de cheval, une embellie». C'est là que, à force de gratter l'animal, il a trouvé son style, celui d'un écuyer. Il aurait voulu écrire des chefs-d'oeuvre, il prétend n'être parvenu, «à défaut de génie», qu'à imposer un talent, celui des «écrivains à mi-voix». Il se regrette sans gémir.

Rien ou presque, en revanche, sur ce qui a occupé l'essentiel de sa vie: l'édition, où il tient qu'il a perdu son temps; la critique littéraire, dont on sent bien qu'il l'a exercée comme on dîne en ville; l'académie Goncourt, sur laquelle il passe parce qu'elle donne de lui un portrait qu'il déteste («on ne s'habitue pas aux injures, on ne se bronze pas»); et les honneurs, que peut-être il néglige aujourd'hui pour les avoir autrefois obtenus.

Dernier grand écrivain au sens où on l'entend dans les manuels scolaires, c'est-à-dire jouissant d'une autorité et d'une surface sociale, François Nourissier s'applique à effacer de sa biographie l'image du notable au moment précis où, en France, la littérature a cessé d'être une grandeur d'établissement. Il ne cache pas avoir voulu réussir et s'y être même ingénié: salué, en 1951, pour son premier roman par Nimier et Chardonne, entré à la NRF grâce à Dominique Aury et à Jean Paulhan, flirtant avec les communistes sous l'égide d'Aragon, qui pour l'amour du «Maître de maison» démissionna de l'académie Goncourt, «tricotant pendant trente-huit ans la bonne et la mauvaise légende de la maison Grasset», Nourissier n'évoque sa carrière que pour mieux signifier combien il s'y est brûlé les ailes. Maintenant qu'il est trop tard, cet homme «blessé» (l'adjectif revient sans cesse) constate que ses propres livres ont fait les frais de «cette revue de café-théâtre», que le potentat a ombré le musicien de la langue française et que pour s'imposer il a manqué à cet indécis politique - il fuit Mai-68 pour la Suisse ou ignore ce qu'est un QHS - de savoir choisir «une stratégie de colère et de terrorisme».

Partageant le destin contrarié de François Mitterrand, homme de gauche que la droite fascinait, François Nourissier est un homme de droite qui a sans cesse été attiré par la gauche. Il se flatte par exemple d'avoir sacrifié au culte du TNP et de n'avoir pas raté Vilar quand ses pairs lui préféraient les salles à l'italienne et le style «Pierre-Fresnay-Figaro»; il rappelle avoir collaboré à «France-Observateur»; il ne veut poser pour la photo finale que sur l'estrade d'Aragon; il n'attribue son goût des privilèges qu'à son besoin de camoufler ses origines modestes; et il est fier de présenter sa famille destructurée et pluriculturelle aux tenants de l'ordre bourgeois. de cette obstination à prouver qu'il n'est pas celui que la légende a figé dans l'or et le pourpre ou de l'acharnement à faire que la littérature rachète sa vie, on ne sait ce qui nous émeut le plus dans cet ultime livre écrit contre lamaladie. Si le style, c'est l'homme, Nourissier peut dormir tranquille.
Lien : http://bibliobs.nouvelobs.co..
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