Je me replonge régulièrement dans d'anciennes notes de lecture ou d'étude, datant de périodes où je ne publiais pas encore de chroniques sur les réseaux. C'est toujours un bonheur, fait de souvenirs et de redécouvertes, que de les remettre en forme pour les partager.
Exils de
Nuruddin Farah, publié en anglais en 2003 (2010 pour la traduction française), raconte le retour en Somalie de Jeebleh, après vingt ans d'exil aux États-Unis : il revient dans son pays divisé et gouverné par la peur pour trouver la tombe de sa mère et venir en aide à son ami d'enfance Bile dont la nièce a été enlevée.
C'est le cinquième roman de cet auteur, reconnu comme l'un des meilleurs écrivains africains contemporains.
Quand j'ai lu ce livre, il y a déjà quelques années, j'avais choisi comme clé de lecture la manière dont
Nuruddin Farah s'était approprié L'Enfer de
Dante pour le transposer dans son intrigue. Ma relecture n'a pas réussi à me détacher de la réception contemporaine de ce chef d'oeuvre car la Florence du XIVème siècle et la Mogadiscio du XXème ont beaucoup de points communs ;
Dante a préfiguré les enfers futurs. Je continue donc à rapprocher le long poème sacré, « cantica » en italien de trente-quatre chants en « terza rima » du XIVème siècle et ce roman écrit en anglais par un écrivain somalien, empruntant ses codes et sa forme au western. En cela, je suis la posture de l'auteur qui cite L'Enfer en épigraphe de chacune des parties de son livre.
Les correspondances entre les deux oeuvres sont nombreuses…
Nurrudin Farah reprend le thème du voyage, l'interrogation sur le sens de la vie et la nécessité de trouver un guide. Dès son arrivée à Mogadiscio, Jeebleh est mis face à toute une représentation non exhaustive du choc mental qui l'attend et de « son besoin désespéré d'un guide pour circuler dans cette ville en plein chaos ». Il revient en Somalie à un moment où le pays vit ses heures les plus tragiques « moins pour réfléchir à sa condition de mortel que pour y chercher la mort ». Là où
Dante suivait l'ombre de
Virgile, Jeebleh doit faire confiance à l'inquiétant et mystérieux Af-Laaawe, sorte de marabout sorcier ; il se demandera souvent, et le lecteur avec lui, qui il est en réalité. Il aura d'autres guides par la suite : Dajaal, sans doute un ancien haut gradé de l'armée nationale, et Kaahin, un grossier personnage. Enfin, à la fin du roman, il se laissera conduire jusqu'aux fillettes kidnappées par une bande de jeunes voyous armés.
Tandis qu'un événement surnaturel plonge
Dante dans « le haut sommeil », un état qui lui permet de passer l'Achéron sans avoir à emprunter la barque de Charon, Jeebleh est drogué à un moment particulier de l'intrique, ne sachant ce qui l'attend.
La Somalie, ruinée par le pouvoir militaire, ressemble à la « cité dolente » de
Dante ; il ne faut pas oublier que ce pays fait partie de la zone du continent africain surnommée le « triangle de la mort ». Il y règne un climat de délation et d'espionnage ; chacun se méfie de son voisin. Les valeurs de fraternité, de charité, de compassion n'ont plus cours. La notion même d'unité familiale a été détournée : la référence est devenue avant tout clanique.
Nurrudin Farah reprend le thème de la « gent perdue » ; en Somalie, chacun devient un exilé, d'où peut-être le titre au pluriel du roman dans la traduction française. Dans ce climat de guerre civile, les notions de bien et de mal sont très floues. En revenant à Mogadiscio, Jeebleh va se retrouver dans la posture du visiteur, du voyeur. Il pourra poser un regard neuf, en partie distancié sur l'horreur qui l'entoure et l'analyser du dehors, du point de vue de l'exilé.
Comme dans le poème de
Dante, dans
Exils, il faut châtier, montrer et nommer les coupables.
Nurrudin Farah ne reprend pas la classification exhaustive de
Dante et ne propose pas une hiérarchie évidente des fautes. Les épigraphes de chaque partie invitent cependant à une lecture ciblée, mais sur l'ensemble du roman car les parties et les chapitres d'
Exils n'ont pas l'étanchéité des cercles et des girons de L'Enfer. Farah va surtout mettre en relief les hérétiques, les hypocrites, les voleurs, les fraudeurs, les fauteurs de troubles et de discorde, les traitres et les usuriers.
L'auteur démontre comment ces fautes entrainent la violence sous toutes ses formes, violence contre son prochain et contre soi-même, violence contre Dieu. Jeebleh se souvient d'une réflexion de son épouse avant son départ : que signifie l'expression « accomplir l'oeuvre de Dieu dans un pays comme la Somalie ? ». Nous pouvons aussi remarquer deux inscriptions intéressantes ; la première est sur une plaque à la porte de l'appartement de Bile : « affranchis-moi du sang, O mon Dieu » ; ce verset est issu du psaume 51, « le Miserere » ou psaume de repentance. La seconde est affichée à l'intérieur de l'appartement : « le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang » et peut provenir de plusieurs livres de la Bible.
L'Enfer et
Exils sont avant tout des textes centrés sur le châtiment des coupables. le « contrapasso » est un principe qui fixe la peine frappant les coupables par analogie ou par opposition avec les fautes qu'ils ont commises.
On trouve des exemples de « contrapasso » dans
Exils : par exemple, accompagné de son guide Af-Laawe, Jeebleh croise la route d'un mendiant ; il s'agit de Xaar-Cune, un homme qui a été un haut fonctionnaire, un tortionnaire sous les ordres de Caloosha, connu sous le surnom de Bouffe-Merde parce qu'il « prenait un plaisir sadique à priver les prisonnier politiques de nourriture jusqu'à ce qu'ils en arrivent à bouffer de la merde ». Accusé de trahison, il a été à son tour humilié et contraint de manger des excréments et a sombré dans la démence après que sa mère soit morte de chagrin. Jeebleh souhaite ardemment que Caloosha subisse le même sort.
Peu à peu, Jeebleh, comme
Dante, va devenir celui qui décide du châtiment. Après de longs développements sur les autres coupables et leurs agissements, le silence autour du châtiment de Caloosha montre par effet de contraste le dégoût de Jeebleh d'avoir dû faire justice par lui-même comme bras armé ou commanditaire du crime et la difficulté pour l'auteur, même dans l'artifice de la fiction romanesque, d'écrire l'impossible à exprimer.
Dans
Exils,
Nurrudin Farah place l'homme face à son libre arbitre et aux conséquences de ses choix et lui demande comment accepter l'inacceptable sans se perdre.
Le personnage de Jeebleh est une manière pour
Nurrudin Farah de se mettre un peu en scène dans son roman. L'auteur a étudié en Inde, en Angleterre et en Italie. Il a appris le somali, l'amharique, l'arabe, puis l'anglais et l'italien. Il a commencé sa carrière comme enseignant à Mogadiscio. le personnage de Jeebleh dans
Exils lui ressemble beaucoup : il a étudié à Padoue en Italie, faute d'université en Somalie, avec Bile et Seamus et travaillé sur
Dante pour son mémoire. Contrairement à son créateur, Jeebleh a accepté d'aller vivre aux États-Unis comme professeur résident dans une université, loin de l'Afrique, mais il est aussi partagé entre plusieurs cultures
La politique dictatoriale et autocratique du général Mohammed Siyaad Barré sert de toile de fond aux premiers romans de
Nurrudin Farah. Il est le premier écrivain somalien à rompre avec la tradition orale. Il écrit en anglais, langue cosmopolite par excellence, des romans mais aussi des essais et des articles.
Dans sa réécriture romanesque de L'Enfer de
Dante,
Nurrudin Farah joue avec les pronoms personnels comme pour montrer combien Jeebleh se sent étranger dans son propre pays. le titre original, Links, devient tout de suite plus parlant au sens de liens, rapports, connexions ou maillons d'un chaine. le JE ne semble plus distinguer les individus : les JE ne s'agrègent pas en NOUS collectifs et solidaires mais plutôt en ILS qui désignent des groupes et des clans. Les clans annihilent l'individu ; paradoxalement, les liens du sang favorisent une forme d'anonymat dans un « NOUS inclusif ». Cette question des pronoms finit par obséder Jeebleh : le NOUS symbolise pour lui les somaliens pris ensemble en tant qu'individu mais en aucun cas un système clanique quel qu'il puisse être.
Mais en refusant d'adhérer au NOUS qui lui est proposé, Jeebleh s'exclut du groupe et exclut le clan de son univers. Ainsi il se fait l'ennemi du clan et devient un homme à abattre.
Si nous considérons chaque partie d'
Exils à la lumière des cercles de L'Enfer de
Dante, nous ne pouvons que remarquer la même construction en spirale, en entonnoir ou en pyramide inversée. Mais chez
Nurrudin Farah, c'est la réduction textuelle qui donne cette impression et non pas la géographie de la ville ou les évènements relatés. En effet la première partie compte environ cent quatre-vingts pages et couvre trois jours et trois nuits ; la seconde partie ne comporte déjà plus qu'une centaine de pages pour deux nuits et deux jours de récit ; la troisième partie est réduite à soixante pages pour deux jours et une nuit riches en événements puisque Jeebleh retrouve les fillettes enlevées ; enfin, la quatrième partie n'a plus que cinquante pages pour couvrir environ quarante-huit heures consacrées au retour de Raasta dans sa famille et à la mort de Caloosha.
Nous pouvons noter aussi l'importance régressive des guides. Après les hommes de mains, c'est à une troupe d'adolescents que Jeebleh fait confiance…
Enfin, si chaque « cantica » de
Dante se termine par le motif de « l'étoile », symbolisant l'espoir,
Nurrudin Farah a placé dans son récit le havre de paix métaphorisé par le Refuge, lieu conçu par Bile et son ami Seamus pour accueillir les enfants, les femmes victimes d'abus sexuels, les affamés et les réfugiés fuyant les zones de conflits armés. Au Refuge, on apprend aux enfants « à se regarder droit dans les yeux » et à « oublier toute rancoeur » en prenant le repas traditionnel autour d'une seule assiette pour sept ou huit personnes.
Dans l'Enfer, Béatrice est évoquée comme « une âme » digne de servir de guide à
Dante au paradis, puisque
Virgile, en son état de païen ne peut y aller. Pour
Dante, elle représente l'idéal féminin.
Dans
Exils, les voix féminines, pourtant essentielles et toujours très présentes dans l'oeuvre de
Nurrudin Farah, se font discrètes. Shanta affirme que « c'est le lot des femmes de rétablir la paix entre les hommes », qu'au contraire des hommes, elles sont « prêtes à des compromis pour avoir la paix », « qu'il est rare qu'une épouse étale sa souffrance comme le ferait son mari », qu'elle ne le fait qu'en dernier recours.
Farah cite Shirin Ramzanali Fazel, somalienne d'origine perse, comme lui contrainte à l'exil et réfugiée en Italie, auteur d'un petit livre en italien, Lontano da Mogadiscio, que Jeebleh aperçoit chez la mère de Raasta ; Jeebleh insiste sur le fait que l'auteure n'est pas membre d'un clan.
Nurrudin Farah rêve d'un pays réconcilié grâce aux femmes ; c'est une Somalie qui n'existe pas encore et que préfigurent les fillettes enlevées. Raasta est un « symbole de paix », elle a « tout pour devenir un mythe » et représente « l'espoir d'une coexistence harmonieuse ». Elle est dotée d'une intelligence exceptionnelle. le personnage de Raasta peut et doit être lu et perçu comme une réminiscence du motif de l'étoile qui termine chaque « cantica » de
la Divine Comédie de
Dante. Son amie Makka, l'enfant trisomique, « déborde d'amour » ; « prodigue de baisers, de caresses, elle est confiante par nature », a « toujours le sourire » et est aimé de tous. Les deux fillettes sont complémentaires, factrices d'unité : Makka vit dans le présent et ne sait pas d'où elle vient tandis que Raasta a appris très tôt à quel clan elle est rattachée
Je me suis replongée avec infiniment de plaisir dans cette lecture, j'y ai retrouvé naturellement les allusions à
Dante, autant les évidentes données en épigraphes que les plus discrètes. C'est un texte sur lequel j'ai beaucoup travaillé il y a déjà quelques années et qui résonne souvent en moi, d'où la longueur de cette chronique…
L'Enfer de
Dante, comme réceptacle du mal sous toutes ses formes, annonce les enfers modernes. le recours à
Dante est en effet le plus souvent sollicité dans des moments de crise historique. Que peut le poète ou l'écrivain en temps de détresse ? le recours à
Dante apparaît comme une réponse.
Dante donne un itinéraire individuel et collectif dans les périodes de détresse : l'enfer religieux devient un enfer historique, sécularisé, et les questions que le poète médiéval formulait sur la signification du mal, les châtiments à appliquer aux coupables et l'expression de l'indicible sont reprises avec une terrible actualité par des auteurs comme
Nuruddin Farah.
Dans
Exils, il évite de tomber dans le pathos et le misérabilisme. Tous ses personnages, des plus odieux au plus vertueux, sont travaillés avec le même talent entre compassion, justesse et ironie. Il traite ici un sujet complexe en s'affranchissant des codes romanesques habituels et revisite le thème universel de l'enfer sur terre.
Un roman exemplaire, à connaître.