Si j'en crois l'édition du
Théâtre complet de O'Neill par les éditions de L'Arche, il s'agirait là de la première pièce créée et publiée par O'Neill. C'est un leitmotiv bien connu que
Tchekhov,
Ibsen et
Strindberg ont été les grandes influences de O'Neill (mais pas seulement), et nous y reviendrons. Il faut bien se mettre en tête que le
théâtre américain au début du XXème siècle n'existait pas, ou fort peu, coincé inévitablement entre les représentations des indétrônables pièces de
Shakespeare - ce n'est pas par hasard que dans le documentaire sur
Richard III d'al PAcino, il soit question du sentiment d'infériorité des dramaturges et comédiens américains vis-à-vis de
Shakespeare - et un
théâtre national "yankee", intéressé essentiellement par l'histoire de la Frontière, tout comme le sera le cinéma un peu plus tard. Et puis le puritanisme ambiant n'avait pas arrangé les choses. Comme ce fut le cas en Europe plus tôt, notamment dans la France du XVIIème, le
théâtre, c'était mal. Là-dessus arrive un dramaturge qui prétend changer la donne et introduire, entre autres, du réalisme mêlé de tragique dans le
théâtre.
La très courte pièce En route pour Cardiff résume bien cette volonté de O'Neill. Un caboteur y est à la fois le lieu d'une vie de labeur épuisante et guère reluisante, où les blagues fusent au début de la pièce, pour très vite faire place au découragement. le bateau est englué dans une tempête qui n'en finit pas, tandis que sur sa couchette, Yank, un des marins, est en train de mourir d'une mauvaise chute (eh oui, pas de médecin à bord !) C'est là que le tragique prend toute la place. Yank est résigné à mourir - alors que tout le monde, ou presque, refuse de regarder les choses en face - et passe ses derniers instants avec son meilleur ami, évoquant leur passé de marins. Rien de joyeux dans ces souvenirs, juste la mélancolie d'avoir vécu une vie inutile pour enrichir des crétins.
S'il est difficile de rattacher cette pièce à l'influence d'
Ibsen, puisque personne ici n'essaie de se libérer de sa condition (encore que Yank et son ami en aient eu la velléité, mais n'ont jamais osé passer le cap), celle de
Tchekhov me paraît sensible. Ce n'est pas tant, pour le coup, aux grandes pièces de
Tchekhov que j'ai pensé, mais plutôt, en partie, à Sur la grand-route, une pièce en un acte. On y retrouve en effet un huis-clos, et le lieu est hanté de personnages à la vie plus ou moins misérable. Mais pas de grandiloquence chez O'Neill : le tragique reste dans le registre du quotidien, du banal, et c'est sans doute ce qui a touché les spectateurs d'emblée à la création (alors qu'on avait reproché à
Tchekhov de se complaire dans la fange). C'est en tout cas ce que je retiendrai avant tout de cette petite pièce, qui sans me bouleverser totalement, a le mérite de, non seulement montrer un
théâtre nouveau, mais aussi de mettre le doigt sur les fêlures du rêve américain et des destins individuels, brisés sous le joug d'une vie de labeur. le tout très cohérent sur le plan dramaturgique.
Challenge
Théâtre 2018-2019