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Critique de Ciryaher


Imprégnée de l'ambiance malsaine qui suintait entre les pages du Musée du Dr Moses, je m'étais interrogée sur les limites de l'univers de Joyce Carol Oates, dont le style m'attirait et me répugnait tout à la fois. C'est donc avec un intérêt mesuré que je me suis attelée à une nouvelle lecture, puisque le résumé de ce nouveau recueil de nouvelles remuait ma curiosité.

Dans le résumé de l'éditeur, celui-ci ajoute qu'Oates a su capter et retranscrire le style des écrivains dont elle décrit les derniers instants. Si je ne suis pas une adepte de Dickinson ou de Twain, je connais si bien Poe et James que je crois pouvoir corriger un peu cette idée : Oates, tout du moins dans la traduction française qui nous est proposée, ne reproduit pas le style de ces illustres auteurs; à peine s'appuie-t-elle sur la richesse du vocabulaire ou la longueur des phrases pour sous-entendre l'influence de l'un ou de l'autre à travers les pages. Elle réussit cependant un autre tour de force, qui sort du domaine de la simple imitation : Oates s'est approprié les univers de ces maîtres, dont elle a tiré les pensées et les obsessions les plus brutes.

Ainsi, Poe se trouve seul sur une île, où il a décidé de s'isoler après la mort de sa femme. Il y rédige un journal intime, d'abord tenu avec soin. Mais peu à peu, rongé par la solitude et contaminé par l'univers sauvage dans lequel il évolue, son esprit va s'égarer. Une histoire de folie qui va si bien à ce maître tourmenté …
Dickinson est une réplique de l'originale, un robot accueilli dans une famille où la femme, mauvais poète à ses heures, peine à la considérer tout à fait comme une machine. Emily hante les couloirs de la maison, griffonne des vers sur des bouts de papiers …
Mark Twain, « grand-papa » adoré par une génération de très jeunes filles qu'il choisit méthodiquement parmi ses admiratrices pour les introduire dans son « club », se prend d'affection pour l'une d'elles. Mais, obsédé par la mort de sa propre fille, les lettres qu'il adresse à la petite Maddy sont dérangeantes …
Henry James, gentleman habitué aux salons mondains, se porte volontaire à l'hôpital de Saint Bartholomew. Les blessés de la Grande Guerre défilent dans la Salle 6, où James, vieillard absolument touchant, panse leurs plaies et leur lit des poèmes. Il découvre les chairs et les esprits démolis de ces jeunes soldats au « regard hébété », et se retourne sur son Oeuvre, si lisse, si pleine de jeunes gens beaux et tourmentés, sans l'ombre d'une blessure.
Ernest Hemingway, isolé avec sa femme dans sa dernière maison, revit le suicide de son père et par extension, le sien. Il rumine le meurtre de sa « future veuve », et fait de longues promenades jusqu'à l'endroit qu'il a choisi pour sa tombe.

Ces cinq écrivains, tous plongés dans une profonde solitude, ont un regard mélancolique, parfois méprisant sur leur Oeuvre. Tous sont conscients de leur fin, et l'idée, la présence de la mort traverse les pages. le Hemingway de Joyce, obsédé par le suicide, le formule ainsi : « … on ne mourait pas sans assister à la fuite jaillissante de son sang et pendant ces quelques secondes penché au bord de la terre on devait entrevoir l'abîme de l'éternité comme le chien bâtard du terrifiant tableau de Goya. »

Joyce Carol Oates a une écriture dérangeante, parce que sèche et sévère. Oates ne fait jamais de concessions, elle sonde l'âme de ses personnages et la recrache comme elle est : trouée de vices et de désespoirs. L'arrivée de Henry James à l'hôpital Saint Bartholomew (p. 159-160) en est l'illustration parfaite : au milieu des « amas scintillants de pucerons noirs » et des « odeurs de chair rancie », les jeunes soldats mutilés sont à l'agonie. Cette agonie, c'est celle du lecteur qui parcourt les pages à toute vitesse, terriblement gêné par cette écriture qui permet de dégager les odeurs mêmes des mots imprimés sur la page, et qui se voit entraîné de force dans les couloirs de l'hôpital, puis sur une île infestée de créatures rampantes, et enfin dans l'esprit malheureux, insensiblement pervers d'un Mark Twain écrasé par la mort de sa fille.

Ce second livre de Joyce Carol Oates achevé, j'ai le même goût amer dans la bouche, comme un goût de rouille, ou de sang. Outre son style, qui me dérange par ses phrases hachées, ses dialogues en italique insérés au milieu de paragraphes souvent dépourvus de ponctuation, je ne me sens pas non plus attirée par ses lieux et ses personnages malsains, comme malades.
Justement, ce sont sans doute les maladies de ses personnages qui m'incitent à lire ses textes. Ces esprits torturés, boursouflés de regrets. Si le style d'Oates est si troublant, c'est sans doute parce qu'il heurte le lecteur dans sa pudeur, en l'obligeant à observer le spectacle de ses propres faiblesses.

De la même façon, Folles Nuits est une immersion intime dans l'univers d'écrivains illustres, dans le prolongement de leurs fantasmes et de leurs peurs.
Lien : http://latheoriedesmasques.c..
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