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4,3

sur 639 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Avec Un Livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates aborde le difficile sujet de l'avortement. Malgré ce droit considéré comme acquis depuis que la médecine a sécurisé les pratiques et la loi précisé les conditions, les choses ne sont pas aussi simples en pratique, et particulièrement aux Etats-Unis, où les groupes religieux sectaires refusent les règles établies par l'état pour s'en remettre à ce qu'ils considèrent comme les lois divines. Et cette opposition de principe se limite pas à des débats internes : manifestations, entrave à l'accueil des femmes dans les centres dédiés, voire meurtres qui visent les médecins « destructeurs de bébés ».

Mais avec Joyce Carol Oates, rien n'est tout blanc ou tout noir.

Le roman débute sur un fait divers : le meurtre d'un médecin gynécologue par un adepte d'une secte anti-avortement. Luther Dunphy abat d'un coup de fusil le Dr Vorhees ainsi que l'homme qui l'accompagnait dans la difficile tâche quotidienne qui consiste à se rendre sur son lieu de travail.

Loin d'opposer le méchant assassin et le vertueux médecin, l'auteure dissèque avec une grande précision l'histoire de ses personnages et tente d'expliquer, sans excuser, le cheminement qui a pu aboutir au drame. Et sans se limiter au couple tueur-victime, elle étend son analyse aux autres membres des deux familles, liées malgré elles par cette brusque rupture dans leur destin. Personne n'est innocent dans l'affaire. Au -delà des convictions, chaque personnage tisse sa propre toile d'araignée.

C'est passionnant, et malgré l'épaisseur du récit, on est captivé d'un bout à l'autre. Difficile de lâcher ce monument, qui allie romanesque et analyse pointue d'une société complexe.


Un excellent cru de l'américaine prolixe.
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Je me demande si mon enthousiasme pour Joyce Carol Oates n'a pas quelque chose d'un tantinet masochiste - franchement, se retrouver dans la tête d'un ultra «pro-life» «soldat de l'Armée de Dieu», assassin d'un médecin pratiquant l'avortement, pour moi, ce n'est pas ce qu'il y a de plus confortable. Mais j'adore cette façon dont Oates sait nous plonger, par-delà nos jugements, en profondeur, dans des intériorités radicalement autres,
faisant s'entrechoquer ou s'entrelacer les visions contrastées et parfois convergentes des membres de ces deux familles américaines, celle du meurtrier et celle de sa victime. Celle du fanatique Luther Dunphy, proche d'organisations chrétiennes d'extrême-droite, contre les aides sociales, contre l'athéisme, l'homosexualité, et surtout bien sûr en guerre contre les «meurtriers avorteurs». Celle du médecin, Gus Voorhees, homme de gauche, humaniste, «champion infatigable» des droits des femmes, «héros féministe» pour les uns, mais pour d'autres «homme profondément malfaisant et amoral», «coupable de massacres de masse à l'égal d'un criminel de guerre nazi ».

Ce qui m'impressionne surtout une fois de plus chez Joyce Carol Oates, c'est cette écriture surpuissante qui s'attaque aussi bien au psychologique qu'au social, au politique, et nous offre une impressionnante peinture de l'Amérique contemporaine avec sa violence, ses clivages, et de l'humanité dans toute sa complexité.
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Le 2 novembre 1999, Luther Dunphy est devant la clinique où ont lieu les avortements. Il braque son fusil sur le docteur Augustus Voorhees et au nom d'un Dieu qui lui parle et lui ordonne, il appuie sur la gâchette et le tue, car Voorhees est un « tueur d'enfants ».
La définition d'un martyr est : « Une personne qui a souffert la mort pour sa foi religieuse, pour une cause à laquelle elle se sacrifie ». En d'autres termes, c'est quelqu'un qui a vécu un calvaire, qui en est mort, juste pour défendre ses convictions, rien de matériel, rien de concret, juste pour des notions irréelles, des certitudes. N'est-ce pas idiot ? Parce qu'une fois mort, que deviennent ces convictions ? Rien. Elles sombrent dans l'oubli et le néant.
Le roman de Joyce Carol Oates, si on peut appeler ça un roman car cette histoire tient plus du reportage que d'une invention, fait l'autopsie du choc provoqué par l'antagonisme des « pro-vie », fou de Dieu, soldats d'une église intégriste, et des « pro-choix », défenseurs de la liberté des femmes à disposer de leur corps. Ces deux monstres se mènent une guerre sans merci qui ne connait qu'une issue fatale, car le raisonnement a cédé la place à un obscurantisme acharné, à une provocation outrancière qui insulte les croyances de l'autre.
L'objectivité des propos de l'auteur ne laisse aucune place à une prise de partie pour l'un ou l'autre camp. Chaque position, chaque conviction de chacun des protagonistes est relatée sans qu'à aucun moment la balance de la justice des hommes ne verse pour l'un ou l'autre, sans l'ombre d'un parti pris. Il y a une évidente sauvagerie dans chacune des attitudes. L'onde de choc et ses conséquences se répercutent même sur les personnes à la périphérie proche ou lointaine de ce conflit.
Cette Amérique des martyrs est celle des gens qui meurent au nom de leurs convictions aveugles et inébranlables.
Avec un style faulknérien et un remarquable talent, Joyce Carol Oates écrit cette histoire qui ne peut que déchainer les passions et dénonce l'aveuglement moyenâgeux d'une société qui a grandi trop vite et seulement jeune de deux ou trois siècles.
Le fait que la question de la légalité de l'avortement se pose encore dans nos sociétés dites évoluées montre bien l'absence de maturité et de recul de ses composants.
Sur un autre plan, une question émerge : et si la mère d'Adolph Hitler avait avorté ? …
Un monument de littérature américaine, traduit par Claude Seban, que je recommande vivement de lire.
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Un livre de martyrs américains est un roman qui s'ouvre sur une déflagration au sens propre du terme, une double déflagration d'ailleurs. Nous sommes le 2 novembre 1999. Luther Dunphy prend la route du Centre des femmes de la petite ville de Muskegee Falls dans l'Ohio et tire sur le Dr Augustus Voorhees, obstétricien et directeur du centre, l'un des « médecins avorteurs » de l'hôpital, le tuant à bout portant, puis il dirige son arme vers l'homme qui se tenait aux côtés du médecin, chargé d'escorter ce dernier, tire, le tuant lui aussi...
Luther Dunphy appartient à ce groupe social qui se désigne sous l'appellation d'Armée de Dieu et qui a ses propres codes. Dès les premières pages nous sommes plongés avec sidération et dans un sentiment de malaise total dans la tête de ce « soldat du Christ », un évangéliste américain, anti-avortement et je reconnais que cela a de quoi décontenancer le lecteur.
Non il n'y aucune erreur dans le propos que je vous relate, je vous assure que l'histoire débute bien en 1999 et non en 1935 ou en 1955. Je crois bien qu'elle pourrait se passer exactement de la même façon en 2024.
Comment comprendre l'Amérique et ses fractures ? Cette Amérique divisée en deux clans sans doute irréconciliables pour longtemps... C'est en effet un récit qui plonge en apnée dans l'Amérique profonde et en même temps à visage ouvert, de plus en plus visible, c'est presque comme une guerre civile... de plus en plus visible est ce creuset de l'ignorance et de la superstition. Suintant de ces zones grises de la société américaine, la manière dont ce fondamentalisme s'incarne, s'enracine, se propage dans une société, quelle qu'elle soit, est juste terrifiante.
Tout au long des 864 pages que compte cet imposant roman choral publié en 2017, Joyce Carol Oates dissèque le débat sur l'avortement qui agite le pays depuis l'arrêt Roe vs Wade en 1973. Ce roman nous plonge dans les affres d'un pays complexe, un texte qui ne l'est pas moins, indispensable peut-être pour mieux comprendre, par exemple, pourquoi la nomination par Donald Trump en 2020 de la juge conservatrice Amy Coney Barrett a tant déchaîné les passions et pourquoi cette nomination préparée dans une intention tactique a entraîné le 24 juin 2022 l'abrogation du droit constitutionnel à l'avortement par la Cour suprême des États-Unis.
Voilà pour le contexte sociopolitique ! le reste, c'est une fiction qui laisse sans répit, à peine une fiction, tant on sent que l'histoire qui nous est racontée ici est empreinte d'une réalité palpable, à fleur de peau, sidérante.
Dès les premières pages, j'ai senti les relents d'une certaine Amérique à plein nez, l'Amérique divisée, l'Amérique cassée en deux, peut-être depuis toujours, depuis qu'elle existe, c'est un portrait sans concession, multidimensionnel d'une Amérique déchirée par ses passions et ses contradictions.
À partir de la première scène fondatrice du roman qui est d'une violence inouïe, j'ai été littéralement emporté dans la suite d'un récit polyphonique intense, malgré mes premières hésitations, malgré l'inconfort des premières pages... La suite du récit, c'est tout d'abord un retour en arrière sur les deux protagonistes, le passé de ces deux hommes, l'un protestant évangélique membre de l'Église missionnaire de Jésus de Saint-Paul, enferré dans l'absolutisme de sa religion, tandis que l'autre, médecin ayant une vision libérale du soin, est un infatigable militant pour le droit des femmes à disposer de leurs corps.
La déflagration sera temporelle, elle va se propager dans les familles respectives des deux protagonistes principaux du roman, plus loin qu'eux, jusqu'à leurs enfants... Ce seront deux familles dévastées, épouses et enfants... Dans les cendres de leurs histoires, surgissent deux filles, les deux filles aînées des deux familles, l'une s'appelle Dawn Murphy et l'autre Naomi Voorhees...
C'est à cet endroit que j'ai totalement été emporté dans le flux de conscience de ces deux personnages féminins. Plus que des flux de conscience, ce sont deux trajectoires que nous sentons brusquement tendues l'une vers l'autre, inexorablement.
C'est sans doute aussi à cet endroit que la qualité narrative de Joyce Carol Oates assène des uppercuts, la manière dont elle s'empare du destin de ces deux jeunes femmes qui ne sont pour rien dans la tragédie survenue mais dont l'existence en sera marquée à jamais. Joyce Carol Oates donne voix à leurs itinéraires chaotiques, la complexité et les contradictions qui animent les personnages de cette histoire cristallisée par la question de l'avortement.
Bien sûr, il est impossible de ne pas entrer en empathie ni en résonance avec certains des personnages de ce roman, mais la force de Joyce Carol Oates est de nous délivrer un récit qui est tout autre chose qu'un pamphlet manichéen contre les anti-avortements et c'est là sans doute la puissance de son propos.
Se retrouver dans la tête d'évangélistes anti-avortement fut dès les premières pages de ce roman une expérience malaisante, mais je n'y ai décelé aucune complaisance de l'autrice envers la cause de ces croisés. Elle nous invite à nous approcher au plus près d'eux, chercher à comprendre leur dessein, plutôt que les juger ou les condamner de manière dogmatique, esquisser tout en nuances les conséquences effroyables de leurs actes. Je n'ai cependant eu aucun doute, Joyce Carol Oates ne cesse de dire en creux où elle se situe : du côté de la liberté de chaque femme à choisir et décider pour elle-même. Cela se lit en filigrane. Ainsi, le roman déploie une forme bien plus subtile qu'un plaidoyer, qu'une charge virulente, qu'un manifeste manichéen. La force romanesque de la fiction est justement pour l'autrice de pouvoir se départir de toute approche morale.
Le fait que Joyce Carol Oates s'affranchit de tout jugement moral lui permet alors d'élargir la portée de son texte à la question plus vaste des passions sacrificielles.
Ainsi, à un moment du roman, un personnage en faveur de l'avortement n'hésite cependant pas à dire cette phrase, qui pourrait peut-être à elle seule révéler la subtilité du propos de l'autrice :
« La seule restriction que j'aurais concernant ce médecin avorteur héroïque, c'est la sanctification absurde qui a suivi sa mort. Cet homme n'est pas un saint, un martyr... c'était un idiot. Il était parfaitement idiot d'agir comme il l'a fait, de pousser aveuglément, témérairement, les ennemis de la rationalité à l' « assassiner » - ce qu'ils font toujours avec plaisir. Ce sont des gens désespérés, des chrétiens fondamentalistes. On ne peut pas s'interposer entre des gens désespérés et leur Dieu : ils vous mettront en pièces. Par définition, un martyr est un idiot. » 
Mais qui sont les véritables martyrs de cette histoire ? Chrétiens-martyrs, médecins-martyrs, épouses-martyres, foetus-martyrs, enfants-martyrs...
Soulevant de manière souterraine et tellurique cette question des passions sacrificielles, Joyce Carol Oates déploie alors l'autre force du récit et laisse son style incroyable porter dans la lumière les déflagrations de l'existence. Elle nous fait entendre des voix multiples, des voix secondaires, tendues, tordues, balbutiantes dans leurs trajectoires abîmées, elle les entremêle dans une narration asymétrique construite en miroir qui se dessine inexorablement d'un versant à l'autre. Ce sont des voix faussement dissonantes, chaotiques, meurtries de désir et de douleur dans leur coeur et leur âme, sacrifiées sur l'autel des passions exclusives et aveugles, chacune à leur façon tente de se révéler dans les décombres des vies qui s'effondrent...
Ce sont des voix cependant éprises à jamais de lumière et c'est dans cet embrasement que le roman de Joyce Carol Oates m'a emporté.
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Mourir pour la cause, religion, avortement, peine de mort et dommages collatéraux dans une petite du Midwest des États-Unis.

Un livre qui n'est pas facile. D'abord, avec plus de 800 pages, c'est une somme, mais surtout, le sujet n'est pas très joyeux. L'auteure nous entraine dans la tête d'un fanatique religieux qui a décidé de tuer un médecin qui pratique des avortements. On suivra ensuite la vie de la victime à travers sa fille. Comme la femme et les enfants du meurtrier, les proches du défunt deviennent des « dommages collatéraux ».

C'est un roman très fort. On y perçoit les nombreux paradoxes de la société des États-(dés)Unis, et le clivage entre les différents groupes. On entre dans la logique du meurtrier qui  : « n'avait jamais connu personne qui s'oppose à des exécutions légitimes. Il n'avait jamais connu personne qui s'oppose à la guerre. Il considérait vaguement que c'était le fait d'étrangers “socialistes” et athées. (p.507) »

On y perçoit cet étonnant paradoxe des religieux qui se disent pour la vie, mais qui refusent tout filet social qui faciliterait la vie des mères. (Faut-il se rappeler qu'aux États-Unis, il n'y a pas de congés maternité universels? Lorsqu'une femme accouche, elle doit démissionner et espérer retrouver un travail lorsqu'elle sera en mesure de retourner au travail. Évidemment, pas de système de garderie et ni de soins de santé abordables pour tous.)

Si le contexte est celui des États-Unis, la réflexion touche l'universel car le fanatisme religieux et les idéalistes prêts à mourir pour la cause ne sont malheureusement pas un phénomène localisé…
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Waouh aurais-je envie de dire pour qualifier ce roman ! Me voici réconciliée avec l'auteure ("Nous étions les Mulvaney" m'ayant modérément convaincue....).
Je me suis régalée !
.
Deux hommes. Un protestant intégriste, un médecin qui dirige une clinique d'avortement.
Un assassinat. Une condamnation à mort.
Deux familles bouleversées. Deux épouses qui sombrent. Des enfants qui subissent les conséquences de ce meurtre.
.
J'ai adoré être dans la tête du fondamentaliste. J'ai aimé partager les moments tendres du médecin avec sa famille.
Et ensuite... cette désagrégation des deux cellules familiales, symbole de l'opposition entre les deux camps irréconciliables. Une vision de l'Amérique d'aujourd'hui dans ses extrêmes.
Je me demandais comment l'auteure allait conclure ce roman. J'ai adoré la fin !

Un seul bémol : 1,03 kilos ! Lourd ce bouquin, très lourd.... Mes poignets s'en souviennent encore (c'est typiquement le bouquin qui est plus pratique en liseuse !)
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Magistral !
Le 02/11/1999 Luther Amos Dunphy abat Augustus Voorhees et Tim Barron de coups de fusil en plein visage.
Luther est un soldat de Dieu qui est en mission : défendre les innocents. En effet, Gus Voorhees est un médecin-gynécologue et avorteur, les innocents sont donc les enfants à naitre, entendez les foetus.
Sur un thème aussi brûlant que celui de l'avortement aux Etats Unis dont l'actualité vient récemment de nous rappeler que ce droit des femmes à décider de leur grossesse était loin d'être acquis, Joyce Carol Oates écrit un roman brillant.
Alors qui sont les martyrs ?
Luther bien sûr dont on connait les tourments, dont on découvre le cheminement jusqu'à l'acte fatal, lui qui sait que son acte sera payé au prix fort.
Gus bien sûr, puisqu'il connait les menaces que les pro-vie profèrent contre les Centre de femmes, leur personnel, puisqu'il continue à pratiquer des avortements dans des Etats profondément conservateurs, et qu'il défie ses « ennemis » par des prises de position publiques.
Mais il y a les victimes collatérales et elles sont nombreuses… En effet, l'intelligence du roman est de s'attacher à nous montrer la destruction des deux familles en racontant les errements de leurs membres du point de vue de Naomi, fille de Gus et de Dawn, fille de Luther… et la difficile reconstruction après un tel drame.
J'ai été effarée par les prises de position des fous de Dieu, qui loin de prôner l'amour de leur prochain en appellent à la haine et au meurtre.
J'ai été épatée par le biais choisi par Oates de suivre justement deux jeunes femmes qui bien que de milieux totalement opposés se rejoignent dans leur détresse, leur égarement, leurs indécisions, après la violence de cet évènement impactant directement leur père respectif et qu'elles vont subir tout comme des femmes se retrouvent à subir les conséquences d'une grossesse dans un monde où ce sont encore des hommes qui décident de ce qu'elles peuvent faire de leur corps.
J'ai été frappée par le style de J. C. Oates d'une grande justesse qui sous couvert d'un clivage très fort entre les pro-choix et les pro-vie montre les divisions profondes de la société américaine : croyants/athées, hommes/femmes, éduqués/non éduqués, blancs/noirs… .
Un grand roman !
ps : le dernière phrase m'a bouleversée.
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Dernière lecture de 2019, je referme Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates -traduit par Claude Seban- avec une interrogation perturbante : grand roman ou chef d'oeuvre ? L'avenir et le recul le diront sans doute. Mais il s'agit incontestablement d'un livre majeur et marquant pour qui s'intéresse aux évolutions sociétales américaines en général, et aux luttes pour les droits des femmes en particulier.

À Muskegee Falls dans l'Ohio, pro et anti-avortement s'affrontent quotidiennement autour du Centre des Femmes. Les défenseurs de la liberté de choix des femmes les y accueillent sous la direction du Docteur Gus Voorhees ; leurs opposants issus des rangs des églises évangélistes en croisade les y fustigent chaque matin à leur arrivée, ajoutant une couche de vindicte à leur tragique désespoir. Parmi eux, Luther Dunphy, couvreur illuminé devenu diacre à défaut d'être pasteur, tartuffe torturé par ses démons autant que par sa « mission », passe à l'acte un matin et abat le Docteur Voorhees et son agent protecteur.

À la manière d'une journaliste exigeante et contradictoire, JCO nous conte ce fait divers sans jamais prendre parti ni juger quiconque. Elle détaille le passé des deux protagonistes, s'interroge sur leurs parcours engagés, décortique leur relation à leur famille, pose les principes religieux au coeur du débat dans un exercice d'équilibriste casse-gueule mais réussi. Et dans un deuxième temps, elle s'intéresse aux jours d'après (le procès, le jugement, la détention…) mais surtout, à ceux qui restent : les deux mères et leurs enfants, tous en perdition, tous perdants, et tous martyrs.

Car le livre est peuplé de ces portraits de martyrs, victimes directes ou collatérales de ces guerres idéologiques, sociétales et religieuses. JCO ne « classe » pas ces victimes par niveau, laissant le lecteur le faire selon ses convictions : martyrs des foetus au statut humain controversé ; des femmes au corps et à l'esprit traumatisés ; des médecins mettant la santé des femmes en accord avec leurs droits ; des fanatiques religieux pseudo-dépositaires de la volonté divine ; des enfants qui restent et doivent continuer à vivre avec le poids de ces drames… et découvrent parfois que produits par des idéologies opposées, ils peuvent avoir des conséquences similaires.

Pour décrire tout cela, Oates choisit l'exhaustivité, quitte parfois à se répéter. C'est long, c'est très long, parfois trop long… Mais sans doute ces longueurs sont-elles indispensables pour donner tant de force à ce livre ? Pour mettre à plat toutes les thèses de son sujet ? Pour mettre ses personnages en regard (avant-gardiste ou conservateur) avec la société dans laquelle ils évoluent ? Et puis il y a ces passages d'anthologie où JCO envoie toute sa puissance littéraire : les scènes de tribunal, le couloir de la mort, les combats de boxe, et tant d'autres encore.

Alors grand livre ou chef d'oeuvre, peu importe : il faut lire Un livre de martyrs américains pour comprendre pourquoi et comment le fait religieux continue (certes en Europe aussi, mais différemment) à conditionner la division des Américains jusque parfois, le premier d'entre-eux.
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!!! Attention, GRAND roman !!!
Difficile d'en parler sans user d'une flopée de qualificatifs éculés (brillant, magistral, ambitieux...)
Difficile de trouver sous quel angle aborder ce copieux "Livre de martyrs américains"
Difficile de faire en 10 lignes la synthèse d'une oeuvre si aboutie.
Alors tant pis, faisons bref, faisons clair et net : parlons simplement d'un grand roman.

Le drame se noue dès les premiers chapitres, quelques pages d'une intensité folle et qui nous cueillent à froid : Luther Dunphy, un "soldat de Dieu" radicalisé et membre du mouvement pro-life, abat le Dr Augustus Voorhees sur le parking de Centre des femmes où il officie en tant que médecin avorteur.
Fait divers tragique, collision sanglante entre deux idéologies, big-bang meurtrier dont l'onde de choc va se propager sur plusieurs années et plus de 850 pages.

Avec patience et minutie (doublées d'une évidente virtuosité !) Joyce Carol Oates déploie ensuite son fil narratif, le rembobine alternativement sur Luther et Gus (pour détailler les trajectoires qui les ont réuni dans le sang en ce funeste matin du 2 novembre 1999), puis l'enroule à nouveau autour de chacun des membres de leurs familles respectives...
Deux familles en miettes, deux épouses et plusieurs enfants aux destins définitivement bouleversés, pour ne pas dire ravagés, par l'effroyable tragédie d'ouverture.
On suivra notamment avec grand intérêt les parcours croisés de Naomi Voorhees et de Dawn Dunphy, les filles du chétien fondamentaliste et de l'avorteur progressiste, marquées à jamais par ce coup de fusil fatal.

Oates fait preuve ici d'un grand talent pour conduire son lecteur au plus près de ses personnages, pour mettre à nu leurs ressors psychologiques les plus intimes et l'antagonisme total de leurs systèmes de pensée. Plus fort encore : à aucun moment elle ne se positionne en faveur de l'un ou l'autre de ses héros-martyrs, qu'elle érige en parfaites incarnations de deux Amérique irréconciliables.
En exposant tour à tour, presque sous forme d'enquête journalistique et avec une neutralité sans faille les motivations, les fondements moraux et philosophiques de chaque camp, elle restitue avec justesse toute la complexité du débat brûlant qui agite la société (américaine, notamment).
Incapable de tracer une frontière bien nette entre le droit à la vie et celui des femmes à disposer de leur corps, l'auteur se garde bien de verser dans le réquisitoire féministe radical ou dans l'extrémisme religieux le plus absolu.
Pas évident de marcher ainsi sur la corde raide !
Oates s'en sort pourtant à merveille : elle propose là un texte aussi puissant que profond (qui aborde même le sujet épineux de la peine de mort) et s'emploie, avec toute la vigueur de sa plume, à raconter au mieux la violence, l'aveuglement, les rêves brisés.
Grâce à elle chacune des victimes collatérales de cet affrontement idéologique insoluble a voix au chapitre : c'est à mon sens ce qui fait de ce Livre de martyrs américains un grand, un très grand roman, l'un de ceux dont les personnages vous hantent longtemps, une fois la lecture achevée.
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« Il y a une guerre aux États-Unis – cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l'emporter, car le penchant américain pour l'irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent. Comment dit-on déjà … « My country, right or wrong » – « mon pays qu'il ait raison ou tort » – ce patriotisme écoeurant et servile. Un patriotisme qui est un Dieu-isme, car ils sont tous chrétiens. Éviter une défaite totale est tout ce que nous pouvons espérer. Il y a quelques poches relativement éclairées à travers le pays – les grandes villes, où la culture et l'intelligence se sont réfugiées. le reste est un immense désert … « religieux » et « patriotique ». On s'y aventure à ses risques et périls… ils sont si nombreux à être armés ! Et ils dissimulent leurs armes avec eux ! »
Une certaine Amérique vue par JCO.
L'auteure aborde dans ce livre bouleversant le thème très difficile et très délicat de l'avortement.
Ce qui m'a donné envie d'ouvrir maintenant cet ouvrage de 860 pages, c'est qu'il colle à une actualité brûlante, à savoir que dans ces deux Amériques, Donald Trump a fait en sorte - 40 jours avant l'élection de novembre 2020 qui allait sonner le glas de quatre années de folies politico-mégalomano-paranoïaques et narcissiques -, après la mort de la juge libérale Ruth Bader Ginsburg, de nommer la juge très conservatrice et très catholique Amy Coney Barrett - la troisième nomination durant son mandat... - à la Cour suprême des États-Unis, portant à six le nombre de juges conservateurs de cette institution puissante et influente, et ramener à trois celui des juges libéraux, démocrates pour les "qualifier politiquement".
Or, très récemment et concomitamment à la guerre en Ukraine - les malheurs volent en escadrilles -, cette Cour suprême a laissé entendre qu'elle était sur le point d'annuler la décision du texte de 1973 à l'origine de la loi sur le droit à l'avortement.
Pour vous aider à vous situer :
"Que dit l'arrêt « Roe v. Wade » de 1973 alors que la Cour Suprême serait en passe de revenir sur le droit à l'avortement aux États-Unis ?
Le 22 janvier 1973, la Cour suprême des États-Unis actait, dans sa décision « Roe versus Wade », que le droit au respect de la vie privée, garanti par la Constitution américaine, s'appliquait à l'avortement. Un demi-siècle plus tard, la plus haute juridiction du pays est prête à annuler ce texte historique, selon les révélations du média Politico."
De là cette envie irrésistible d'écouter la voix de JCO... pour m'éclairer.
L'angle d'attaque - si je peux m'exprimer ainsi - choisie par l'écrivaine, est l'assassinat de Gus Voorhees, médecin avorteur, et de son accompagnateur bénévole Timothy Barron, un ancien du Vietnam, par Luther Dunphy - un Protestant intégriste, "soldat du Christ", membre de l'Armée de Dieu, du mouvement "Pro-vie et plus largement de celui "d'Operation Rescue" , très influencé par les paroles du professeur Willard Wohlman, porte-parole éminent de ce mouvement dont les mots d'ordre sont : "défendre les sans défense, aucun bébé ne choisit de mourir"- le matin du 2 novembre 1999, double assassinat commis devant le Centre des femmes du comté de Broome.
Le docteur Voeerhees faisait partie de la liste "Avis de recherche : les tueurs d'enfants sont parmi nous", liste de médecins considérés par les intégristes comme des assassins à éliminer.
Cette liste circulait librement sur le Web.
Certains médecins avaient déjà été assassinés.
Le nom de Gus Voeerhees se rapprochait de la tête de cette liste.
Le 2 novembre 1999 son nom fut rayé de la liste.
Ces deux hommes, ces deux "martyrs", l'un de sa vision laïque, libérale et humaniste du monde, l'autre d'une vision mystico politico-religieuse, avaient une famille.
Deux épouses et des enfants, dont deux filles : Naomi Voerrhees et Dawn Dunphy sensiblement du même âge.
JCO va donner la parole à quelques protagonistes du drame, dont l'assassin. Mais ce sont surtout Naomi et Dawn qui vont prendre la part narrative la plus importante dans cette immersion américaine qui bouscule, dérange émeut.
Je ne vais pas vous citer tous les thèmes qui sont abordés dans ce pavé littéraire magnifique.
Un m'a secoué plus que les autres, c'est celui de l'exécution de Dunphy.
J'avais lu pas mal d'articles au sujet de la peine de mort aux USA.
JCO n'a fait que me conforter dans ce qu'est cette horreur de crime légal exécuté de manière barbare par des "connards" ( je cite l'auteure ).
Ce qu'il faut savoir, c'est que ce ne sont ni des médecins, ni des infirmiers ni même des ambulanciers ( qui s'y refusent... et ils ont raison ) qui mettent à mort les suppliciés... mais des membres du personnel pénitentiaire, en l'occurrence des gardiens... tirés au sort ( ils reçoivent une prime de 300 dollars )... des hommes n'ayant aucune compétence technique, aucune connaissance médicale ou pharmacologique... ignorant tout des produits ( il y a eu quelques cas d'utilisation de produits vétérinaires...) et de leurs dosages... bref, un massacre d'État.
Il faudra 2 heures et 18 minutes pour faire rendre le sang, l'urine, les excréments et enfin la vie à l'assassin Dunphy... Un cauchemar que relate sans voyeurisme, sans exhibitionnisme l'auteure.
L'auteure qui, tout au long de ces 860 pages se garde bien de prendre parti, offrant un droit de "réponse" ou de "défense" à chacun.
Pour que chaque lecteur soit amené à réfléchir, à s'interroger et à proposer son propre choix, ses propres réponses.
Cette immersion est si dense, si riche, si fouillée que dire que presque tout ce qui fait la vie contemporaine des Américains y est évoqué... au pire esquissé.
La vie, la mort, le deuil, la dépression, la résilience, le succès, l'échec, l'argent, la renommée, la culture, les strates de la société américaine, la bourgeoisie, la middle-class, les déclassés, les chômeurs, les paumés, la politique, les armes, le terrorisme, le 11 septembre etc etc... sont quelques-uns d'entre eux.
JCO a une plume singulière, un style original d'une redoutable efficacité.
Elle possède en outre l'art de la narration et une maîtrise de cet art bluffante ; pas une seule page ( sur 860 ) d'ennui ou de lassitude... au contraire, un souffle constant, savamment entretenu.
Le must pour moi, en dehors de l'intelligence et de la tenue du propos, c'est cette qualité rare de proposer une grande galerie de personnages dont chacun d'entre eux est si fort, possède une telle autonomie "littéraire", une telle présence, un tel charisme, une telle dimension romanesque, que chacun d'entre eux est à lui seul déjà l'amorce d'un roman...
Un livre passionnant.
Un grand livre.
Je sais qu'une fois refermé, j'ai eu envie d'en ouvrir immédiatement un autre de cette très grande écrivaine.
Je me retiens encore... mais pas pour longtemps.

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Joyce Carol Oates (difficile si vous ne connaissez pas son oeuvre)

Un des nombreux romans de Joyce Carol Oates est consacré à Marilyn Monroe. Quel en est le titre ?

Corps
Sexy
La désaxée
Blonde

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