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Critique de HordeDuContrevent


Glaçant, écoeurant ce livre et pourtant lu d'une traite, en apnée, avec la nausée certes. Il faut dire que l'auteur présente son personnage principal immédiatement de façon très antipathique, de manière à ne pouvoir l'aimer. Un être méprisable, nauséabond. Tant psychologiquement que physiquement. Un homme lâche et menteur.

Un homme de vingt-sept ans, surnommé « Bird » depuis l'âge de quinze ans, petit et mince, aux épaules recroquevillées telles celles d'un vieillard, au nez luisant et crochu ressemblant à un bec, aux yeux brillants, d'une couleur indécise, n'exprimant pas d'émotion, aux lèvres minces toujours serrées, au visage en forme d'un V pointu. Un homme frêle ressemblant à un oiseau fragile. Un alcoolique, sentant la sueur et à l'haleine fétide. Voilà notre homme peu ragoutant qui va devenir papa. Avant même l'accouchement, Bird sait que l'arrivée de cet enfant va fermer définitivement la porte à sa liberté et notamment à son rêve le plus cher, le seul rêve : aller en Afrique. Il semble être enfermé dans une cage, dans son rôle de mari alors qu'il a le dégout des femmes, redevable envers sa belle-famille à qui il doit son emploi (sorte de chargé de cours dans une boite à bac). Bird s'est marié à vingt-cinq ans, en mai, et « au cours de ce premier été il n'avait pas dessoûlé pendant quatre semaines, Robinson abruti en perdition sur un océan d'alcool. Négligeant ses obligations, son travail, ses études, se désintéressant de tout, il passait ses journées et ses soirées enfermé dans la cuisine de son appartement, les volets clos, à écouter des disques en buvant du whisky. » Pas la peine de vous dire que l'arrivée de cet enfant l'angoisse terriblement. Il n'a pas les épaules pour être un mari responsable, il ne les a encore moins pour être papa.

Le comble : cet enfant est lourdement handicapé ; il souffre d'une hernie cérébrale et est difforme avec sa boursouflure énorme sur son crâne. Comme s'il avait deux têtes. Un handicap très rare. Nous le pressentons immédiatement, ce bébé le renvoie à sa propre monstruosité et la honte aussitôt éprouvée est celle qu'il porte sur lui-même. Une punition. D'ailleurs tout le monde semble le regarder lui à la maternité, comme si personne n'était dupe de sa nature méprisable, et non le bébé. Honte qu'il tente d'oublier en se soulant le jour même de l'accouchement et en couchant avec une femme à la dérive, qu'il avait vaguement violé dans le passé, ivre et quasi inconscient. Une fuite ignoble. Une envie de voir mourir cet enfant. Mais lâche et menteur comme il est, il préfère que ce soit le corps médical qui se charge de cette basse besogne. Mais l'enfant ne meurt pas « Apparemment, il n'était plus sur le point de mourir, et cette pensée oppressait Bird. Plus question de se réfugier dans un chagrin facile. L'enfant commençait à vivre, férocement, en traînant le boulet de sa difformité. Mènerait-il une existence de végétal ? ». Bird est incapable d'agir, n'a pas le courage d'être soit un monstre et le tuer lui-même ou un ange en décidant de le sauver via une opération.

Contre toute attente, Bird choisira finalement l'opération pour sauver cet enfant. C'est pour lui qu'il le fait, seul espoir qui lui reste de ne plus être un homme qui fuit sans cesse ses responsabilités. Cette expérience le fera grandir. Ce livre se révèle être une fable piquante, mettant en valeur ce que peuvent apporter les épreuves dans la vie. Même sur un être aussi répugnant que Bird.


L'ambiance est oppressante grâce à une écriture nerveuse, surprenante, à la margelle du rêve, de la folie, elle fait mouche et nous met dans la peau de cet homme, nous donne à voir et à ressentir cette oppression. J'avais l'impression de suer, de mal respirer, d'être regardé avec suspicion, de sentir cette odeur rance et fétide. La scène où Bird regarde tous les nouveaux nés regroupés dans une salle afin de trouver le sien est juste incroyable, je vous mets un petit passage afin de vous donner une idée de cette écriture puissante : « Obéissant à ces regards, Bird plia les genoux et jeta un coup d'oeil dans l'incubateur le plus proche. Il y vit un bébé à peine plus gros qu'un poulet plumé, avec une peau bizarrement marbrée ou crevassée. Il était nu, un petit sac de vinyle enveloppait son minuscule pénis et il avait de la gaze sur le nombril. Tel un nain sur une illustration de conte de fées, il parut regarder Bird avec une expression d'antique circonspection, comme si lui aussi avait participé au jeu des devinettes. Bien que ce ne fût manifestement pas son fils, cet enfançon silencieux, au visage de vieillard prématuré, inspira à Bird une curieuse sympathie. »

Selon moi, Bird est la version caricaturale et exagérée de l'auteur qui a eu lui-même un enfant handicapé, et qui a du confusément ressentir ce qu'a ressenti Bird en termes de honte, d'envie de fuite, d'envie de mort. Kenzaburo Oé a voulu analyser son histoire personnelle, faire ressortir ses sentiments honteux et inavouables qu'instinctivement il a probablement du éprouver. Son expérience personnelle amplifiée tel un exutoire. Son affaire personnelle. Cette face sombre et glauque à la fois universelle et taboue, tue et combattue en société, par la société. Une affaire personnelle qui peut être celle de n'importe qui. Ecrire l'indicible, écrire l'instinct. La vomir pour s'en délester. Par moment c'est non plus Bird mais Kenzaburo Oé que nous entendons parler : « Ce qui m'arrive me donne l'impression que je m'enfonce, seul, dans un tunnel sans fond, en m'éloignant de plus en plus du monde des autres. Comment faire partager à quiconque ce que j'éprouve ? ». Son histoire personnelle liée à son fils handicapé est présente dans d'autres livres qu'il me faut absolument découvrir.

Merci à @Bison qui m'a ouvert une porte en chroniquant « Gibier d'élevage » du même auteur.


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