Le Bon Frère

- Et le meilleur d’entre nous n’est plus là.
- C’est toujours comme ça, pas vrai. C’est l’arbre le plus gros qui se fait toucher par la foudre, c’est la plus belle fleur que les insectes dévorent. Ainsi va le monde.

- Je me suis fait tirer dessus un jour, dit Dewey. La balle m’a fait un trou assez gros pour y passer le doigt.
- Où c’est que t’as été touché ? Demanda Virgil.
- Dans le cul, s’écria Taylor. Vas-y, Virgil. Mets-y le doigt. »

Chez moi, on m'avait raconté l'histoire d'un aveugle qui sortait d'un bar avec sa petite amie. Quelqu'un a essayé de le voler dans le parking. Il a sorti un pistolet et s'est mis à tirer. Il a abattu le voleur. Sa petite amie. Et il s'est collé une balle dans le pied.

Boyd non plus, il aimait pas le speed, dit Taylor. Il préférait l'acide. Tu sais ce qu'il m'a dit un jour? Il a dit, " Je veux améliorer la réalité, pas en voir plus." Le meilleur pote que j'ai jamais eu. Plus cinglé qu'un matou à trois couilles.

Sa décision de quitter l'école et de rester aux poubelles avait plongé tout le monde dans la perplexité. Ce qu'appréciait justement Virgil était le fait qu'aucun éboueur ne pouvait prétendre être plus que ce qu'il n'était. Les études, c'était comme une foreuse à piquets, un bel outil, très cher, mais inutile si l'on n'avait pas besoin de planter des piquets.

Virgil se gara sur le parking réservé aux agents d’entretien du Rocksalt Community College. Il laissa les clés sur le contact pour éviter de les perdre. D’un côté étaient rangés les camions bleus que conduisaient les chefs d’équipe. Les chefs d’équipe étaient les agents ayant reçu une promotion, et ils gardaient habituellement leurs fonctions jusqu’à leur mort ou leur retraite. Ils portaient un uniforme bleu avec leur prénom cousu au-dessus de la pochette. Virgil avait de grandes chances d’être bientôt promu. Depuis qu’il était à plein temps, il avait travaillé un an comme homme à tout faire, intervenant ici et là, et trois ans sur le camion à ordures. Il espérait une promotion pour le printemps prochain. Virgil voulait désespérément avoir son nom sur sa chemise.
Les voitures sur le parking étaient toutes américaines, et vieilles, entre dix et vingt ans d’âge. Elles étaient basses d’un côté, ou trop hautes de l’autre. Les pots d’échappement tenaient, retenus par des fils de fer. Certaines avaient des plaques de carton collées à l’adhésif en guise de vitres. Plusieurs étaient bicolores, réparées avec des portières, des capots et des ailes récupérés ailleurs et appartenant à la bonne marque et au bon modèle mais d’une couleur différente. Les banquettes arrière étaient couvertes d’outils et de jouets.

- Comment ça se fait que vous voulez la vendre ?
- J'ai besoin d'argent pour mon fils, dit l'homme. C'est sa bagnole.
- Pourquoi il la vend pas lui-même ?
- Ils l'ont mis derrière les barreaux.
- Pas pour vol de voitures, quand même ?
- Bon Dieu, non, dit l'homme, la voix indignée. J'ai pas élevé de voleur. Ils l'ont chopé pour drogue, c'est tout. C'est ça qu'ils cherchent chez les mômes aujourd'hui. Y a un homme politique à chaque coin qui déclare qu'il regrette d'être un ivrogne, et mon gamin est en prison. J'vous le demande, comment ça se fait que d'être accro au whisky, c'est une maladie, alors que fumer de l'herbe, c'est un crime ?
- Je sais pas.
- Les compagnies d'assurances.
- Comment ça ?
- Si l'ivrognerie, c'est considéré comme maladie, alors les assurances paient le traitement.
- Je n'avais pas réfléchi à la question comme ça.

- Traversez le pont et prenez à droite, dit l'homme. Ça vous y conduira direct.
- Non, je veux parler de l'aéroport de Cincinnati.
- C'est ce que j'ai dit.
- Je viens de le traverser, ce pont.
- Eh bien, vous êtes allé trop loin.
- Trop loin pour quoi ? dit Virgil.
- Vous voulez l'aéroport ?
- Ouais.
- Traversez le pont, et vous prenez à droite.
- J'ai déjà fait ça.
- Non, mon gars. L'aéroport de Cincinnati est dans le Kentucky.
- Ça n'a pas de sens.
- Comme plein de trucs. Je vais vous donner un exemple. Les Sluggers de Louisville sont fabriquées en Indiana.
- Autre chose ?
- Man O'War n'a jamais couru au Kentucky.
- C'est vrai, ça.
- Y en a des tas, des conneries bizarres comme ça. Ce pays, y tourne pas rond depuis qu'Elvis est parti faire son service.

— La raison pour laquelle les femmes tirent avec des petites armes, dit Rundell, c’est que c’est les hommes qui leur apprennent à tirer. Y en a pas foule qui vont donner à leur femme une arme capable de les abattre. Moi, j’ai confiance dans ma femme et elle est capable de tirer avec n’importe quelle arme qu’on trouve dans le pays.

Il resta allongé un long moment, sans bouger, tandis que son esprit continuait à travailler.Il n'était pas certain de savoir comment mettre un terme à ses réflexions. Cela lui posait un problème nouveau, et il gloussa devant l'absurdité de la chose, appliquer son esprit à la tâche d'arrêter son esprit d'oeuvrer. Comme de demander à un avocat de se poursuivre en justice, ou à un tueur de se tuer lui-même.