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EAN : 9782072985775
Gallimard (22/06/2023)
3.47/5   64 notes
Résumé :
Un roman intime et politique qui nous plonge au cœur de la guerre froide et dans la pensée complexe du père de la bombe.

Robert Oppenheimer aimait les femmes, courser les trains au volant de sa puissante voiture, affronter les tempêtes à la barre de son bateau et galoper sur les chemins du Nouveau-Mexique. Par-dessus tout, il aimait la physique car elle réveillait en lui le philosophe, le poète. Un poète riche, un philosophe inquiet de l'avenir des p... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (23) Voir plus Ajouter une critique
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Virginie Ollagnier propose un portrait diffracté très réussi du père de la bombe atomique, le physicien américain Robert Oppenheimer, raconté dans un récit chronologiquement éclaté entre les années 1940 et 1950. Plutôt que d'insister sur le projet Manhattan lui-même qui le scientifique a dirigé pendant la Deuxième guerre mondiale pour concevoir les bombes utilisées à Hiroshima et Nagasaki, l'auteure choisit de se concentrer sur la personnalité pleine de charme et d'ambiguïté d'Oppenheimer.

Construit avec l'énergie qui sied à un thriller, on découvre progressivement la disgrâce et la chute d' Oppenheimer, humilié lors d'un procès en 1954 qui lui retire son accréditation secret-défense. Et c'est passionnant de se plonger dans ces premières années de Guerre froide où règne un maccarthysme arbitraire, Oppenheimer étant suspecté de connivence communiste ( il l'a été dans les années 30, son frère l'est toujours et ainsi que nombre de savants engagés à Los Alamos pour fabriquer la bombe atomique ). Il faut détruire l'icône, le super héros Doctor Atomik dans une mise en scène médiatique savamment orchestré par ses ennemis. Hoove et son FBI sont là pour mener l'entreprise de discrédit.

En fait, ces accusations ne sont qu'un prétexte pour écarter une personnalité gênante. Et c'est tout un questionnement autour des enjeux liés au pouvoir politique et à la science que Virginie Ollagnier développe de façon très convaincante. Comme il le dit lui même, Oppenheimer a du sang sur les mains. Mais il a su remettre en question ses certitudes. Pour lui, la bombe atomique ne devait servir qu'à faire plier Hitler. Il a désormais la certitude qu'il faut partager les connaissances sur le nucléaire afin d'éviter une course aux armements néfaste et porteuse de destruction planétaire. Et surtout retirer la bombe des mains martiales qui veulent la contrôler. Il s'oppose ainsi à la création de la bombe H, plus dévastatrice, que veut produire un complexe militaro-industriel naissant.

L'auteure va encore plus loin en faisant un parallèle troublant entre cette période et les années 2000 post 11 septembre, plus particulièrement la guerre en Irak qui a vu à nouveau la raison d'état manipuler les populations par des mensonges propres à engendrer la guerre. J'ai trouvé le procédé un peu artificiel, l'histoire étant racontée par un mystérieux narrateur ( dont on découvrira progressivement les liens avec Oppenheimer ainsi que ses motivations ) depuis 2004, et puis, plus le récit avance, plus j'ai trouvé que le parallèle était pertinent.

La restitution du contexte géopolitique des années 1940 et 1950 comme celle de 2004 sont très pédagogiquement rendus, sans lourdeur, accessibles aussi malgré quelques passages de réunions scientifiques un peu plus ardus. D'où l'intelligence de raconter Oppenheimer par la voix des femmes qui l'ont aimé, à commencer par son épouse Kitty. C'est par elles que le romanesque arrive et transforme le personnage d'Oppenheimer en superbe personnage, presque romantique, empli de doutes et de contradictions à l'image d'une époque troublée.
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La vie trépidante du père de la bombe atomique

Dans un roman habilement construit, Virginie Ollagnier part à la recherche de Robert Oppenheimer. Esprit brillant poursuivi par les maccarthystes, il offrira une belle résistance aux obscurantistes avant de devoir céder.

En novembre dernier pour CNews Lyon, Virginie Ollagnier a raconté comment elle a rencontré Oppenheimer et comment le scientifique américain est devenu l'objet de toute son attention: «Il y a deux départs. À 13 ans en classe de physique chimie, il y a un portrait d'Oppenheimer, j'ai l'impression qu'il me regarde, je le trouve magnifique mais aussi triste, il me touche, je tombe amoureuse de lui! En 2015, dans une librairie, je tombe sur la biographie d'un scientifique, en une, une photo d'Oppenheimer. Je me dis, Robert que fais-tu là, qui es-tu? Je la lis, c'est scientifique et compliqué, c'était un esprit brillant, mais je veux savoir qui est derrière ce regard. Je commence à souligner ce qui m'intéresse. Les dates, des faits. Je prends des notes. le déclic viendra quand, au cours de mes recherches, je me rendrai compte qu'il a été écouté par le FBI, c'est ça le monde libre? À travers son histoire, j'y vois alors la mort de la gauche américaine.» le roman qui paraît aujourd'hui reflète bien la complexité du personnage et les enjeux géopolitiques liés à ses recherches et à ses engagements. Quand en 1942, le FBI a commencé à s'intéresser à lui, «Oppenheimer était un physicien non nobélisé, sans expérience de projets d'envergure, il n'était pas une figure tutélaire du monde scientifique, à peine plus qu'un excellent théoricien, célèbre et peu publié.» Voilà les faits, voilà une face de la médaille. L'autre montre «un scientifique débordant d'enthousiasme communicatif, admiré de ses pairs et prêt à secouer tout ce petit monde pour obtenir des résultats, il comprenait et partageait ses soucis et, miracle, répondait aux questions qu'il n'avait pas encore formulées, Et ça, c'était une première. le physicien proposait des solutions pratiques, matérielles […] Un homme d'action, quoi.» Pendant de longues années c'est cette face brillante qui aura le dessus.
Virginie Ollagnier nous raconte comment, quelques mois plus tard, malgré des rapports le qualifiant de gauchiste, il est nommé directeur scientifique du Projet Manhattan et comment il va créer à Los Alamos, le laboratoire national qui va mettre au point les trois premières bombes atomiques de l'Histoire. S'il a choisi ce coin désertique du Nouveau-Mexique, ce n'est pas pour son isolement, mais parce qu'il a ici des souvenirs forts. Au début des années 1920, il y fait un séjour qui va le marquer. Au sortir de l'adolescence, il se prend pour un cow-boy, fait du cheval et galope en compagnie de Katherine Chaves-Page. «Très vite il était tombé amoureux du regard posé sur lui. Il avait redressé la tête, bombé le torse et tenté d'impressionner la cavalière. Pour la première fois, il voyait la fin de son enfance comme un espoir. Il existait un moment proche où l'incompréhension dans laquelle il se débattait depuis son entrée à l'école prendrait fin. Un temps où il aurait une place. Il n'avait jamais été enfant et, s'il était né vieux, ce n'était bientôt plus une fatalité.»
L'amour, la jalousie, la convoitise, la vengeance ou encore la soif de reconnaissance et de pouvoir. Voilà les sentiments qui donnent à ce roman toute sa puissance.
Il y est certes question des recherches du «père de la bombe atomique», mais il y surtout question des hommes et de leurs rivalités. Et d'une volonté farouche qui permet de franchir bien des obstacles. Car si les maccarthystes font finir par avoir sa peau, il n'aura de cesse de vouloir être réhabilité.
En choisissant de nous faire partager le résultat de ses recherches et ses hypothèses, Virginie nous propose une construction très originale qui délaisse la chronologie pour les temps forts, qui marie la marche du monde aux réflexions des scientifiques. Il est vrai qu'au sortir de la Seconde Guerre mondiale guerre, ils auront vu l'usage de leur arme de destruction massive et refuseront, pour beaucoup d'entre eux, d'aller plus loin dans cette folie. Autour de Robert Oppenheimer, les atomes n'ont pas fini de graviter !



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C'est une des rencontres importantes de ma vie !

Adolescent, avec ma classe nous avons assisté à l'inauguration de l'université de Paix, créée par le père Dominique Pire, prix Nobel de la Paix. J'ai ainsi pu m'entretenir brièvement avec celui-ci ainsi qu'avec son invité de marque, Robert Oppenheimer !

C'était un homme charismatique et ardent partisan de la paix ; ce paradoxe m'avait frappé, n'était-il pas l'artisan de la bombe atomique…

Vous comprendrez que je me devais de lire le livre que Virginie Ollagnier consacre à sa chute.

Et l'autrice articule très bien son récit, la vie d'Oppenheimer se distille peu à peu, sans toujours obéir à la chronologie, elle nous le fait apparaître en septembre 1945 lors d'une conférence de presse alertant sur les dangers de la bombe atomique puis en 1942 lorsque le général Groves le charge de réunir une équipe pour créer l'arme atomique, les époques se mêlent, nous passons d'épisodes de sa vie aux réunions de personnes, militaires, politiciens, scientifiques jaloux, voulant sa perte.

Tout ces épisodes s'imbriquent peu à peu et nous font comprendre tant la personne d'Oppenheimer que les raisons pour lesquelles il est combattu.

C'est une bonne plongée dans le Maccarthysme qui traquait alors toute idée où personne considérée comme communiste.

J'ai retrouvé et mieux compris la personne que j'avais brièvement rencontrée, son charisme, ses engagements, sa complexité d'être à la fois savant et humaniste.

J'ai évidemment appris beaucoup plus sur lui, sa famille, son amour des femmes, la manière dont il a conçu son projet Manhattan, ses interrogations, ses efforts pour arrêter la course aux armements et pour réguler l'énergie atomique.

C'est un être complexe et il reste toujours aussi fascinant à mes yeux aujourd'hui qu'à l'époque où je l'ai approché.
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En étant le père d'un tel bébé, on ne peut que devenir le symbole même de la tourmente du savant.

Virginie Ollagnier, lyonnaise dit avoir été sous le charme de ce scientifique dès sa formation étudiante. Et ça se sent. le livre met en avant non seulement les atouts scientifiques de cet homme mais aussi tout ce qui a fait son charme. « Yeux bleus, regard transparent », homme à femmes et voitures folles, philosophe et poète dans un gant de chimie dévastatrice. Oui, c'est bien ainsi que j'ai perçu Oppenheimer, un coeur tendre camouflé dans un gant d'homme sûr et pragmatique. Sa beauté d'âme est perceptible au travers de ses actes de défenseur des pauvres, de son action contre Franco en Espagne et de son militantisme financier au Parti communiste. Cette beauté n'a en rien altéré ses facultés de grand physicien lorsqu'il s'est agi de piloter le Projet américain Manhattan, créer une bombe atomique ; ce sera chose faite en 1942.
Son ami, Isidor Rabi, dit que c'est justement cette grande intelligence qui a entrainée une telle humilité des sentiments d'Oppenheimer… A moins que ce ne soit l'inverse ? Au fond, le résultat est le même. Retenons simplement que sa grande fragilité s'est transformée en grâce, que sa grande intelligence l'a tué. Il était encore jeune, un peu plus de quarante ans.
A moins que ce ne soit l'attitude du « en-même temps » - régulièrement plébiscité en France - , qui ne l'aura pas sauvé.

L'autrice choisit, 50 ans après les faits, de donner la parole à un narrateur dont le statut est pour le moins particulier puisqu'il s'agit de l'homme qui a autorisé l'assassinat de Robert Oppenheimer.
On se réveille avec lui un matin de 2004 puis, à ses côtés, on retraverse une partie du XXe siècle en débutant au milieu des années 30 jusqu'au XXIe siècle avec les conséquences du 11 septembre 2001 ou l'arrivée du trumpisme.
On côtoie aussi bien Eisenhower que Roosevelt, des amis de Malraux ou d'Aragon, sa compagne Kitty, mais aussi des amis qui le trahiront, ou qu'il trahira lui.
On approche l'ambiance de la Commission à l'énergie atomique comme celle de ses virées.
On se ballade de Californie à Washington. On papillonne grâce aux travaux de recherche de l'autrice.
On goute sa bonne mais discrète documentation sans que cela ne nuise au roman. Ici elle compare l'oeuvre d'Oppenheimer avec l'histoire des gaz de combats en 1925, là-bas elle nous emmène aux essais de la bombe à Bikini.

Le livre de Virginie Ollagnier est culturellement abouti, suffisamment complet pour nous faire connaitre l'homme qu'était Robert Oppenheimer mais aussi vivre l'environnement et le piège qui s'est refermé sur lui. D'aucuns diront « c'est bien fait pour lui, il n'a eu que ce qu'il mérite », et je les comprends. Mais, si je ne veux que parler du livre je dirais qu'au final, ça reste un roman qui se lit et qui nous bouscule autant qu'il se doit autour d'un thème que l'actualité a remis à l'avant de la scène.

Citations
Si Oppenheimer était un gauchiste, il l'était à la manière des grands bourgeois se préoccupant de la misère des petits, de l'injustice du coût de l'éducation et des soins. Rien dans son discours ne laissait à penser à un bolchevik couteau entre les dents.
La presse d'après-guerre avait fait de lui une idole, celle de la guerre froide le descendrait.- Robert était de gauche , certes, mais ni un bolchevik, ni un espion.
Mais elle était tombée amoureuse le tout premier jour, à une party à Pasadena en août 1939 où, présentés l'un à l'autre par leur hôte, tout l'après-midi ils s'étaient fait l'amour des yeux.
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C'est un roman , certes, mais solidement étayé lorsque l'on voit la longue liste de la bibliographie.
Ce fût une lecture ardue car très technique, politique, militaire, financière. Et toute une kyrielle de noms pour moi totalement inconnus.
Je me suis donc surtout intéressée à Oppenheimer, le père de la bombe atomique :
l'empêcheur de financer en rond, le sympathisant communiste ( horreur ! malheur ! ), le poète ( eh oui ), le philosophe ( hein ? ), le physicien ( ah, quand même ), avec des yeux bleus et un regard envoûtant ( un séducteur quoi ), non nobélisé ( oh là là ! ), homme d'action ( heureusement ),cow-boy ( au Nouveau-Mexique ), réactif ( il a intérêt ), un aventurier ( peut-être ), un ami fidèle ( quoique... ), surveillé par le FBI et pas seulement ( normal, on le soupçonne d'être communiste ), pacifiste ( mais c'est Doctor Atomic, non ? ), libre ( vraiment ? ), coiffé d'un pork-pie ( quésaco ? ), rationnel ( ça vaut mieux quand on est un scientifique ), opposant à la création de la bombe thermonucléaire ( la Super de Teller, la bombe H ), candide, naïf ( vraiment ? ), aimant la vitesse ( il est encore jeune, ça lui passera ), l'homme à abattre, un ennemi de l'intérieur ( hélas ), un athée ( en Amérique, c'est très mal vu ) etc.
Un homme remarquable mis en accusation en 1954 par le général Nichols et Edgar Hoover et réhabilité en 1963 par John Kennedy.
Un livre à lire pour connaître l'opinion américaine durant la guerre froide.
Bonne lecture.
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critiques presse (2)
Culturebox
15 février 2022
Un récit dense et documenté sur l'extraordinaire pouvoir de fascination du physicien et son idéal humaniste qui précipitera sa chute, victime de la Guerre Froide et du maccarthysme.
Lire la critique sur le site : Culturebox
LeMonde
09 janvier 2022
Adolescente, l’écrivaine a été hypnotisée par une photo du physicien. Une fascination qui, des décennies plus tard, l’a menée à écrire un roman sur cette vie dramatique.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (35) Voir plus Ajouter une citation
En 1962, une équipe de télévision française lui a demandé si, en trouvant le moyen de désintégrer la matière, l’homme n’avait pas ouvert son propre tombeau. Installe dans un fauteuil en rotin dans le jardin de Princeton, Robert, cheveux blancs très courts, visage grave et regard tourné vers le sol, inspire profondément, laisse s’écouler le temps d’une seconde inspiration avant de se lancer. « C’est bien possible. Je ne suis pas optimiste. Mais je conserve un espoir. L’espoir qu’on retrouvera le chemin et que devant tant de gravité, de dangers, on retrouvera le sens commun et qu’on créera une sorte de communauté humaine. »
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Oppenheimer cloisonnait sa vie, domestiquait ses émotions depuis si longtemps que la fragmentation lui était devenue coutumière. Une habitude établie pour se préserver des attaques des garçons de son enfance, devenue une seconde nature preste à l'oubli. Cette protection lui avait permis de se reconstruire, de se défaire du passé, de devenir l’homme qu’il souhaitait être. Avec le temps, cette discipline s’appliquait à tout, du Gadget à Jean. Oppenheimer se délaissait des souffrances, des bonheurs, les rangeait dans un coin reculé de son esprit pour ne jamais les partager. Cette île dont seuls ses pas foulaient la plage le retirait de la vie, mais lorsqu'il revenait parmi les hommes, il se concentrait sur l'instant, sur l'essentiel. Et ce soir-là l’essentiel était Jean. p. 102
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Peut-être Oppenheimer avait-il été naïf, mais il comptait bannir les armes atomiques, comme en 1925 les gaz de combat, vestiges de la Première Guerre mondiale, avaient été interdits. Il prétendait à la création d’une Autorité internationale de développement atomique à laquelle seraient confiés la recherche et le développement des applications pacifiques de l’énergie nucléaire, ainsi que la prévention de la construction et l’élimination des armes de destruction massive.
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Mais elle était tombée amoureuse le tout premier jour, à une party à Pasadena en août 1939 où, présentés l’un à l’autre par leur hôte, tout l’après-midi ils s’étaient fait l’amour des yeux. En public, sans s’approcher, ils s’étaient déshabillés, caressés et embrassés. Kitty avait tout plaqué. Elle avait endossé le scandale afin de découvrir, après les yeux, ce que les mains savaient faire. Enceinte, elle l’avait épouse le jour de son divorce pour ne plus le quitter. Un homme aussi libre qu’elle, un homme sans crainte du passé, un homme à sa mesure.
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(Les premières pages du livre)
Ou comment Robert Oppenheimer entre en politique

Avant d’ouvrir les yeux, au moment où je sais que je rêve ou ne rêve déjà plus, les sons familiers me rappellent mon existence. Pour la dernière fois, le soleil se lève sur mon quartier. Avant d’ouvrir les yeux, je connais l’heure, je sais la pluie ou comme aujourd’hui la lumineuse aurore. J’entends rouler le camion des ordures, siffler le môme qui distribue mon journal, la voiture de Christine parfois, lorsque je traîne au lit.
Ne cède pas encore, écoute, me dis-je pour repousser les emmerdements qui s’ouvrent devant moi. C’est ainsi que je fais, je ferme les yeux. Par-dessus le barrage de ma volonté, malgré mon désir de reporter ce déménagement, malgré la colère, l’image de Robert renaît à mon esprit. Ça faisait longtemps, lui dis-je en comprenant combien sa présence est singulière et cohérente. C’est aujourd’hui que je me défais de mon temps, de ma vie telle que je l’ai toujours connue, mais j’emporte Robert dans mes cartons. Je quitte la maison mais il me suit. Pourquoi est-ce l’idéaliste Robert Oppenheimer, du haut des marches du Capitole, qui me vient ? Pourquoi l’homme puissant décidé à changer le monde ? Pourquoi pas le scientifique éreinté au lendemain de son procès, le visage défait, qui me hante depuis cinquante années ? Je me tourne vers mon poste de radio. Il ne ronronne pas encore les informations, mais son cadran lumineux dénonce l’heure et la date. Nous sommes le 29 juin 2004, il est 7 h 34. Exactement cinquante ans. Jour pour jour. Dix-huit mille deux cent soixante-deux aurores d’une vie à l’autre, d’une époque à l’autre, d’absurdes parallèles. Absurde coïncidence qui me réveille tout à fait. Un méchant hasard sépare mon matin du 29 juin 1954, jour du rendu du procès de Robert. Je me retourne, fâché. Mon matin attendra encore un peu.
Mais le matin ne m’attend pas, il fourmille de souvenirs. Comment ai-je pu autoriser l’assassinat de cet homme ?
À Newton la pomme tombée. À Einstein la langue pendue. À Robert le chapeau. À Robert le soleil du Nouveau-Mexique. Une allégorie de l’Amérique dans ce qu’elle se voyait de vaste, d’indomptable et de moderne. Robert, la bombe atomique, la domination, l’impérialisme, mais aussi la protection, le refuge, la défense. Robert, le sentiment national, l’unité, l’appartenance, mais aussi la déchirure, la désunion, la séparation. Robert le gauchiste, le communiste, l’ennemi de l’intérieur, le traître, l’espion, le conseiller des présidents traîné devant les juges du maccarthysme.
Le sommeil m’a laissé tomber. Chaque matin, je me réveille dans la peau du juriste qui a monté le dossier contre Oppenheimer. Je me réveille dans une peau vieillie et lâche... Lâche. Le mot, à peine passé, est pensé, puis pesé. C’est certain, je suis le lâche qui a fourni les armes, celui qui a introduit le soupçon dans le Droit, celui qui a mis fin à la présomption d’innocence aux États-Unis, à commencer par celle de Robert. J’étais l’outil d’un conglomérat qui me dépassait. J’étais l’avocat de la Commission à l’énergie atomique, un juriste qui a bien fait son travail, le juriste qui a assemblé les événements pour les travestir en preuves, qui a offert aux politiciens, aux militaires, aux industriels, aux prophètes de la Big Science la tête de Robert. J’ai permis de faire condamner pour défaut de loyauté un consultant sans pouvoir décisionnaire. Je suis tous ceux qui ne l’ont pas soutenu, qui n’ont pas dénoncé la forfaiture des puissants.
Avant l’humiliation du génie, la Commission à l’énergie atomique et ses partenaires militaires, industriels et universitaires ont profité de son éclat. Un héros trop utile. Afin de promouvoir l’avenir nucléaire, ils ont même embauché des substituts de l’icône. Je me souviens d’un film promotionnel de 1951 mettant en scène la ville atomique de Los Alamos. Après avoir présenté les habitants, les activités et masqué les secrets sous une musique enregistrée par l’orchestre de l’US Air Force, la Commission achève son film sur un vrai ou un faux docteur Oppenheimer. Les images dignes de Hollywood ont de la gueule. Les derniers rayons de soleil éclaboussent l’objectif de la caméra depuis la Colline de Los Alamos dans un chatoiement d’or et d’ocre typique du Nouveau-Mexique, les traits de lumière dorée dessinent une silhouette de danseur. Ainsi posté en haut d’une tour d’observation, Robert jette un rapide coup d’œil sur la journée écoulée, avant de courir ailleurs, à pas pressés, là où le public l’imagine à de nouvelles conquêtes scientifiques. Un plan si bref qu’aucun spectateur ne discerne le visage de l’homme, un plan si large que le spectateur imagine reconnaître les traits du père de la Bombe. Pour les derniers incrédules, une explosion atomique, l’allégorie avant l’ultime fondu au noir sur la Colline du Capitole. La voix off rappelle la nécessité de l’arme, la force de défendre ce qui nous est le plus cher, cette terre transmise en héritage, cette terre qui est notre foyer.
La silhouette n’est pas la sienne. Le chapeau n’est pas son pork-pie. À l’époque de ce film, Robert était déjà devenu l’homme à abattre.
J’entends la voiture de Christine quitter son parking. Elle part travailler. C’est l’heure de mon thé de retraité. C’est aujourd’hui, me répété-je pour me donner du courage, je déménage aujourd’hui. C’est finalement arrivé. Et je me lève.
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Vidéo de Virginie Ollagnier
*Rediffusion du live du 10 mai 2023 sur Twitch*
du 18 avril au 17 mai 2023, Ultia anime les lives Romans Graphiques ! Live #04 - "Parcours de femmes en BD" Les invités : - Cy., autrice de Radium Girls - Virginie Augustin, dessinatrice de Joe la Pirate - Carole Maurel, dessinatrice de Nellie Bly - Virginie Ollagnier-Jouvray, scénariste de Nellie Bly
Les BD - Radium Girls : https://www.glenat.com/karma/radium-girls-9782344033449 - Nellie Bly : https://www.glenat.com/karma/nellie-bly-9782344033463 - Joe la Pirate : https://www.glenat.com/hors-collection-glenat-bd/joe-la-pirate-9782344039434
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