Un sosie en cavale

Superbe découverte que celle d'Oana Orlea, écrivaine et réfugiée roumaine, qui a fui au début des années quatre-vingt la Roumanie de Nicolae et Elena Ceausescu pour s'installer en France où elle a publié son premier roman ( français ) - Un sosie en cavale -, saisissante, puissante et glaçante dénonciation orwellienne de la dictature.
Ce canevas, ce tissage romanesque impressionnant, très pensé, très travaillé nous transporte dans un univers absolument fascinant mais terriblement terrifiant, définitivement abject, rebutant.
Un roman qualifié " d'utopie noire " dont je vais essayer de dire quelques mots, car pour un cerveau comme le mien, une seule lecture m'a paru très vite insuffisante pour " détricoter " ( intellectuellement ) le savant maillage conçu par l'auteure...et croyez-moi, chacune des mailles de ce stupéfiant ouvrage mérite considération, attention réflexion. Une seconde lecture s'impose d'ores et déjà ; le temps dira...

Dans un pays indéterminé, qu'on devine ressembler à la Roumanie, à une époque non précisée mais qu'on suppose pouvoir être celle du début des années soixante-dix/quatre-vingt, le Couple Kouty et Aimée, dite la Bien-Aimée, dirige d'une poigne de fer, de feu, de sang et de poussière ledit pays.
Eux vivent au sein du Périmètre Zéro, une ville dans la ville, une zone réservée aux apparatchiks, une Cocagne repliée sur elle-même, surveillée par les machines et par les hommes ( délation ), gardée par des sentinelles H24.
Alentour il y a la ville où on a à peine le minimum pour survivre ; tout est rationné : pas plus de 9° de chauffage en hiver, 40 litres d'essence par mois, des tickets de rationnement, des files d'attente interminables pour ne trouver que le " minimum minimorum " dans des magasins qui manquent de presque tout.
Les libertés ont disparu ; leur ont succédé la tyrannie, l'oppression, le mensonge, la violence d'État, la peur, la suspicion, les enlèvements, les disparitions, les internements arbitraires... bref, toute la gamme de ce qui peut résulter de la machine à broyer qu'est la dictature.
Dans cette ville et ce pays où le Couple veut créer un " homme nouveau ", vivent Léontine et son fils Marc.
Léontine à l'origine est une brillante enseignante et une maman aimante que les circonstances et le contexte vont amener à devenir , de par sa ressemblance, le sosie de la Bien-Aimée... plus exactement un de ses très nombreux sosies...
Elle va passer de la ville à une jolie maison avec piscine dans le Périmètre Zéro.
Un Maître de Cérémonie, une actrice, l'Actrice-Kouty vont la prendre en charge afin, si j'ose dire, d'en faire le clone susceptible de remplacer la femme du dictateur dans certains de ses déplacements... surtout si ces derniers s'avèrent susceptibles d'offrir des risques d'attentats.
Pour Léontine va débuter une vie duale... et pas uniquement due au dédoublement " physique " ; car jusqu'où peut aller dans ce genre de situation exceptionnelle l'identification à un " modèle " ?
Par ailleurs, il est d'autant plus difficile de ne pas perdre ses repères dans un environnement qui semble peuplé d'une infinité de sosies, où le doute de " qui est vraiment qui " est entretenu par une paranoïa originelle qui gagne chacun des sosies.
Par une espèce d'ingénieux effet miroir(s), la romancière nous fait pénétrer dans un univers délirant où toutes ces copies se méfient les unes des autres, cherchant chez les unes et chez les autres à savoir qui est au final " l'originale "...
Léontine va faire une première fugue " provoquée " avant que la seconde ne soit la bonne et qu'elle trouve refuge dans un pays occidental.
Dès lors, elle se sait en sursis ; elle est devenue un sosie en cavale, une dangereuse dissidente que le Régime cherche à éliminer.
C'est à partir de cette condition de proie traquée que Léontine va retourner sur les traces de son passé, nous raconter qui elle fut avant d'être recrutée, nous faire vivre sa vie de sujet du Couple, soumise elle et son fils à un traitement particulier, sa découverte du Périmètre Zéro ; une plongée dans une dictature à l'atmosphère orwellienne.
Je vous laisse découvrir l'essentiel de ce livre pas comme les autres, de cette histoire pas comme les autres...truffée...de micros et d'un entrelacs de trouvailles inouïes.

Un roman passionnant, exigeant, complexe, qui se prête à plusieurs niveaux de lecture " allant du plus concret au plus symbolique ".
Un exemple parlant : l'omniprésence dans cette histoire de la poussière... vous de vous faire votre ou vos interprétations !
Ce qu'on peut noter de singulier dans cette oeuvre, c'est qu'elle se focalise, tourne autour du personnage féminin de la Bien-Aimée... et peu du dictateur comme c'est le cas dans des oeuvres du même genre.
"Quand on a connu la Roumanie des années 1970-80, on peut facilement identifier dans les traits de ce personnage féminin l'image et le comportement d'Elena Ceauşescu, « mère de la patrie » : « ses deux mains sur le mont de Vénus, par-dessus la robe, la jupe et la fourrure ...tout en laissant pendre et se balancer le sac accroché à son poignet » ; les visites entreprises dans le pays, largement médiatisées, « Aimée saluant la foule, Aimée présidant un dîner, Aimée visitant une coopérative et caressant une vache entre les cornes. "

La plume d'Oana Orlea détaille au bistouri chacun des détails de la vie de cette capitale à cette époque.

Ce sosie à tuer, cette victime qui refuse de se laisser zombifier, préférant au joug la liberté, est selon Bernard Pivot " un cri d'alarme contre les dictatures de n'importe quelle époque et de n'importe quel espace géographique..."

À l'heure où l'ère des dictatures est de retour, le roman d'Oana Orlea résonne comme une exigence de la pensée, un impératif du refus.