C'est ton père quand même !
Cette petite phrase lapidaire ânonnée jour après jour continue ta vie durant son travail de sape et de destruction bien avancé par ton géniteur expert en coups et bosses, ingénieur en démolition de ses proches.
C'est ton repère quand même !...
Même si toi, nulle part, tu n'as plus de repaire.
Et puis, si tu y arrives, quand vingt ou trente ans plus tard tu as fait le tour, que tu as vidé ta tête au carré, une fois les angles arrondis, polis, tu y vas.
Affronter tes affres, remouiller la meule des sentiments pour y affuter la lame de la tendresse qui est pourtant prête à te fendre le coeur.
Tadek va y aller. de Jérusalem où sa mère et ses quatre enfants se sont réfugiés à Varsovie où vit encore cet homme qui a longtemps cristallisé ses rêves et qui finalement a réalisé ses cauchemars. Pour avoir des réponses à des questions qu'il n'a jamais posées, pour réparer des plaies qui n'étaient pas encore ouvertes et peut-être essayer de fermer les plus profondes.
Retrouver des racines après des lustres de sevrage, c'est de l'adrénaline à foison mais c'est rarement ouvrir une fenêtre qui éclaire l'horizon, c'est plutôt soulever une trappe du passé qui ne laisse filtrer que quelques souvenirs moisis, arrangés par les années.
Désagréable et apaisant. Baume qui gratte.
Les ingrats, c'est nous, s'il est si méchant, c'est surement de notre faute et surgissant des entrailles du temps, la culpabilité en bandoulière, les remords à la boutonnière, tu cavales.
Faire le chemin, c'est déjà pardonner. Rencontrer, c'est se donner la possibilité d'exister autrement, comme on revient d'une guerre que l'on n'a pas déclenchée. Amoché mais rescapé de soi-même.
Ta conclusion, c'est qu'il est sympa cet enfoiré, il a abandonné femme et enfants mais il a beaucoup souffert, torturé par la gestapo, devenu exécuteur de plus enfoirés que lui mais maintenant qu'il est vieux, il n'est plus que l'ombre de lui-même. Tout est-il blanchi ?
Toi, qui même jeune, par son égoïsme et sa violence était à peine l'ombre de toi-même, il ne te remerciera jamais assez d'être là pour ses dernières années, mon Tadzio adoré. Est-ce vrai ?
Va te faire dorer…
Dès le début de ce roman, je suis ferré, les lignes s'enchainent limpides comme on parle, les pensées affluent, compactes et authentiques face à des évocations incroyables de brutalité et de barbarie compensées par des passages d'amour véritables et de nostalgie palpables. C'est le roman du choix d'une vie et de ses conneries toutes générations confondues. Poignant, bluffant.
Itamar Orlev ne limite pas la trame de son premier ouvrage au nombril de Tadek, à la détresse de sa mère, à la névrose de ses frères et soeurs ni à la rage de son père, loin de là.
C'est aussi l'Allemagne qui envahit la Pologne et l'extrême souffrance d'un peuple, c'est l'omniprésence de la vodka et de ses ravages dans les familles, la pauvreté désolante ainsi que la famine qui épuise l'existence et pousse à la trahison et, sans oublier la légendaire et inéluctable traque des juifs.
Tous ces thèmes sont développés d'une écriture vive et habitée. Les dialogues sont énergiques et tendus, on y ressent la « tchatche » de la proximité de la méditerranée, le clapot des mots.
C'est ta mer quand même !