Merci Babelio, merci Masse Critique, merci Mnémos !
La Fantasy est dans un tel état en France (vous savez ce pays qui se pique d'être cultivé et qui prend de haut les littératures de genre, mais où 75% des gens ne lisent rien du tout…), que très régulièrement je prends mon bâton de pèlerin pour prêcher la bonne parole, d'autant plus qu'avec certains de ses amis elle n'a plus besoin d'ennemis…
Malheureusement, je ne pourrais pas agir ainsi ici... Car
Nabil Ouali nous offre avec "Le Corbeau & la Torche", tome 1 de son cycle "La Voie de l'empereur", un premier roman de bonne facture et ma foi aussi intéressant que prometteur, mais qui rassemble tout ce qui ne me parle pas ou peu dans mon genre prédilection :
1) la poésie lyrique de
JRR Tolkien
2) le grimm & gritty de GRR Martin
3) la langueur empathique de
Robin Hobb
On est dans la low fantasy post GRR Martin et on retrouve les archétypes de la fantasy à intrigues : le roi faible en fin de règle, qui peine à faire régner l'ordre dans sa cours et dans son royaume, et qui peine à préparer le terrain à son héritier inexpérimenté, avec en arrière-plan la foule des comploteurs qui attendent le top départ pour jouer du couteau. On retrouve donc toute une foule d'homines crevarices prêts à tout et au reste pour préserver et augmenter ses privilèges… Ces gens là ne vivent que pour l'argent et le pouvoir qu'il apporte… qu'ils crèvent tous, salement si possible !
On est également dans de la Dark Fantasy de la plus belle eau : c'est presque comme si
Mark Lawrence avant passé à la moulinette "L"Assassin royal" de
Robin Hobb !
Subtile devient Brisard II, Vérité devient Elin, le vil Royal devient le fourbe archevêque Adamant, Umbre devient le chancelier Gweleth et l'inévitable Fitz devient Frimas… ^^
Mais le roman est trop court pour égaler la fine psychologie de l'auteure américaine originaire d'Alaska et étoffer le relationship drama qui se joue entre eux tous.
Dans ce genre de fantasy, difficile de s'attacher aux personnages bien souvent froids et antipathiques. Mais là, l'auteur ne nous facilite pas la tâche : on surfe d'un personnage à l'autre au lieu d'approfondir leur caractérisation par les dialogues ou les introspections (c'est con car à chaque que l'auteur le fait, je me suis pris au jeu ! (preuve qu'il sait y faire)).
J'ai trouvé le prologue assez maladroit dans la mesure où ne présente pas explicitement qui est qui, jouant sur l'effet prophétie. du coup, jusqu'à la fin de ce tome 1, j'étais persuadé, allez savoir pourquoi ^^, que Frimas était le frère perdu de Ravel…
… ce qui aurait été génial puisqu'on aurait eu un affrontement fratricide entre Mr Glace et Mr Feu !!!
C'était sans doute de l'inattention de ma part, mais comme tout au long du roman j'ai dû effectuer des retours en arrière avec une feuille et un crayon de papier pour savoir qui était, c'est qu'il y avait problème. Ce qui fout le bordel c'est qu'on passe finalement assez peu de temps avec les acteurs principaux du drame, alors qu'on s'attarde sur des personnages qui n'amènent pas grand chose à l'histoire ou à la compréhension de l'univers, ce qui donne lieu à des passages qui peuvent sembler être de pures digression par rapport au récit. Je suis un peu surpris que ces maladresses aient passé le cap des corrections chez Mnémos, mais comme c'est déjà chez eux de par le passé, je ne devrais pas en être étonné.
Le worldbuilding est peu ou prou fonctionnel : un état à la fois royaume et empire à la tête d'une fédération (à l'image du Saint Empire Romain Germanique ou de la Castille des rois catholiques). de chacun d'eux on ne nous dira que son nom, celui de sa capitale, de son souverain et de sa spécialité :
- Fervadora, les choses de la politique et du pouvoir
- à Sulividel, les choses de l'art
- à Fustigia, les choses de la guerre
- à Alcatlath, les choses de la science
- à Lamborre, les choses de la religion
- à Ysabar, les prolétaires et les laissés pour compte…
Pour le reste comme dans le cycle fétiche de
Robin Hobb, si le château et ses environs sont bien campés, le reste est un peu léger…
Le livre est court, les chapitres sont brefs… mais ce n'est pas du tout un page-turner. le rythme non seulement distille une faux lenteur, mais en plus est plutôt et haché tant on passe rapidement d'un personnage à l'autre…
Je n'ai jamais été très fan de l'inclusion des poèmes dans les romans… Ici les ambitions stylistiques s'étendent à la prose qui jongle régulièrement avec « des joyaux mirifiques », « des gemmes séléniques », « des pétales érubescents » et « des seins lactescents » (il ne manque plus que les pénis turgescents pour parfaire le tableau… ^^). Mais il a carrément des sautes de registres et/ou de langage entre des passages très travaillés stylistiquement, limite maniéristes (les descriptions de manière générale, surtout en début de chapitre, mais aussi les démonstrations de Glawol qui ressemble à des plaidoiries de barreau), et une écriture plus épurée, plus fluide presque télévisuelle. Je n'ai jamais pu m'empêcher de penser que le mieux était bien souvent l'ennemi du bien, et c'est peut-être le cas ici...
C'est vrai qu'on retrouvait un peu la même chose dans la TdF quand on passe de l'humour noir de Tyrion aux magnifiques descriptions des Crocsgivre… Mais comme GRR Martin n'a jamais été un grand styliste, c'est au traducteur
Jean Sola qu'on devait tout cela…
Sur le grimm & gritty, très à la mode depuis le TdF de GRR Martin, et plus encore depuis le GoT d'HBO :
Dès le prologue un accouchement très difficile, pour parler pudiquement, suivi d'une tentative d'infanticide… bof !
Dans un passage assez glauque, le soldat Doran qui avait recueilli Frimas, explose la gueule de la gueuse qu'il est en train de trousser parce qu'elle a dit un truc qui ne lui a pas plu… On aurait pu en rester à la gifle et à un coup de pied dans les côtes, mais non l'auteur s'attarde bien sur sa défiguration à coup de dents crachées et de mâchoires brisées… Est-ce qu'au moins on approfondi la haine et la violence de ce personnage ? Non, il disparaît complètement du récit pour réapparaître à la fin comme un cheveu sur la soupe (sous forme de cadavre qui plus est…).
On s'attarde aussi dans un passage assez malsain sur un voyageur qui s'incruste chez les soeurs du chasseur Artelas… pour apprendre plus tard qu'il les avait tuées, violées et mangées… Est-ce que cela amène quelque chose à l'ensemble ? Non, le chasseur ne servant que de guide avant de mourir lui aussi salement et inutilement, tué par un sorcier sorti d'on ne sait où…
Et puis il a également ce passage où les conspirateurs débattent à voix hautes de leurs futurs projets pendant qu'ils se font tailler des pipes par des péripatéticiennes avec détails sur les sécrétions corporelles…. Là dans on est dans la pure tradition du grimm & gritty du games of thrones d'HBO qui amène du cul et de la violence absolument gratuitement…
Choquer pour choquer, parfois à la limite du voyeurisme pompier…
Et enfin il y a ce passage où Elin raconte comment enfant il a construit une rigole entre les geôles du château et les jardins royaux pour irriguer un cerisier avec le sang des condamnes et des torturés… avant de tuer le plus naturellement le prêtre Synestin qui l'espionnait devant un Glawol passif voire complice… Cette scène m'a vraiment mis mal à l'aise sans qu'on l'exploite vraiment finalement…
Bref dommage que l'auteur se soit plus concentré sur sa plume que sur l'essentiel : l'univers, l'histoire, les personnages… Car à plusieurs moment j'ai fini par m'interrogé sur d'éventuelles incohérences.
- Si Frimas et Ravel sont dans le même camp, pourquoi s'affrontent-ils à mort ?
- Sérieux, les conservateur pensent qu'il suffit d'affubler le prince d'un confesseur pour qu'il se range à leur vue ?
A 8 ans d'accord, mais à 16 ans ? L'adolescence est une période difficile, mais c'est là jouer à quitte ou double !
- Et puis ce super complot a sollicité ma suspension d'incrédulité : le héraut du prince aurait attenté à la vie du prince mais personne n'a songé à demander le témoignage de l'intéressé qui ne demandait qu'à le disculper… Mouais…
- Si la conspiration ecclésiastique est d'un grand classicisme, on est beaucoup plus laconique sur les agissements de la mystérieuse confrérie ou sur ceux du Roi Souterrain, sans parler de cette bestiole dont on n'a aucune description complète… Remember http://www.bouletcorp.com/2010/05/21/fantasy/ !
Evidemment quand on n'a pas accroché, difficile de faire ressortir le positif dans une critique. Les goûts et les couleurs, les attentes les exigences tout comme le vécu et l'expérience de chacun. J'imagine sans peine la sévérité qui doivent dégager les lignes précédentes, et je ne voudrais pas peiner
Nabil Ouali si d'aventure il lit tout ceci. Car il a beaucoup de talent et de bonnes idées, nous offrant ainsi quelques twists de qualité.
Attention gros spoilers !
- Frimas l'assassin cryomancien qui se cache, Ravel le paladin pyromancien qui s'ignore
- le chancelier Gweleth est un aéromancien qui a toujours masqué ses pouvoirs magiques
- Ma'Zhir le jeune nécromancien qui défend la cause des morts et des esprits défunts
- le prince Elin s'avère être une princesse… du coup la scène très gay friendly entre Elin et Glawol est 100% hétéro finalement ! ^^
Tous ces éléments montrent que
Nabil Ouali a bien pensé son récit pour ménager ses effets, et ça c'est très bien ! Je suis curieux de suivre son évolution, si les lecteurs et les éditeurs lui laissent le temps d'améliorer sa formule…
Un dernier mot sur le livre objet : couverture cartonnée, illustration sobre mais classe, papier épais blanc cassé, mise en page aérée donc agréable (depuis le temps que je râle sur la taille de police et la densité du texte, il était temps… ^^), caractères dorés sur la tranche dos, signet tout aussi doré… Une belle réussite pour les éditions Mnémos de plus en plus irréprochable sur le sujet !