Citations sur Sonietchka (62)
Quant à Sonietchka, après avoir appris tant bien que mal ses leçons, elle éludait chaque jour et à chaque instant la nécessité de vivre ces pathétiques et glapissantes années trente en menant paître son âme dans les vastes pâturages de la grande littérature russe (...) (p. 12)
Vladimir A., un musicien célèbre (...) décrira dans des souvenirs édités à la fin des années quatre-vingt et révélant un exceptionnel talent d'écrivain, ces soirées musicales dans la chambre de Tania, et ce piano droit au son merveilleux qu'il fallait réaccorder tous les jours. Il se souviendra avec tendresse de ce vieil instrument qui révéla au musicien débutant qu'il était alors le mystère de la personnalité des objets. Il en parle comme on pourrait parler d'un vieil oncle disparu depuis longtemps, qui aurait régalé l'auteur, dans son enfance, d'inoubliables gâteaux fourrés d'une unique cerise. (p. 56)
Et chaque matin était peint aux couleurs de ce bonheur de femme immérité et si violent qu'elle n'arrivait pas à s'y accoutumer. Au fond de son âme, elle s'attendait secrètement à tout instant à perdre ce bonheur, comme une aubaine qui lui serait échue par erreur, à la suite d'une négligence.
Sonia avait beaucoup de lait , il coulait facilement, et la tétée, accompagnée de pincements, de tiraillements et de la morsure légère de ces gencives sans dents lui procurait une volupté que percevait mystérieusement son mari, qui s'éveillait infailliblement à cette heure matinale.
Il enlaçait le large dos de Sonia, le serrant jalousement contre lui, et elle défaillait sous le double poids de ce bonheur insoutenable.
[…] voilà qu’il se trouvait devant une femme éclairée de l’intérieur par une réelle lumière, il pressentait en elle une épouse qui abriterait entre ses mains fragiles sa vie exténuée, recroquevillée contre terre, il voyait aussi qu’elle serait un doux fardeau pour ses épaules qui n’avaient jamais supporté de famille, pour sa virilité frileuse qui avait fui les charges de la paternité et les contraintes du mariage.
Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu'à la dernière page du livre.
Ayant goûté à Paris au pain de la liberté , il ne pouvait envisager une seconde de pratiquer sa profession au service d’un État ennuyeux et sinistre, quand bien même il eut été capable de se résigner à sa férocité obtuse et à ses mensonges éhontés.
Le pays, plongé dans un lourd silence pendant des années, s'était soudain mis à parler, mais cette liberté de parole s'exerçait derrière des portes fermées, la peur était encore là, tout près. (p. 50)
Ce goût pour la lecture, qui prenait l'allure d'une forme bénigne d'aliénation mentale, la poursuivait jusque dans son sommeil: même ses rêves, on peut dire qu'elle les lisait. (p. 11)
Le soir, chaussant sur son nez en forme de poire de légères lunettes suisses, elle plonge la tête la première dans des profondeurs exquises, des allées sombres et des eaux printanières.