À la question de savoir en quoi le choix de Ouologuem pour le prix Renaudot était « très intéressant et très sympathique »,
Roger Grenier (alors membre du jury) répond au micro de
Colette Godard que «
le Devoir de violence est le premier vrai roman africain, un roman qui ne doit rien à l'influence des cultures occidentales ou européennes. » Selon lui, si le choix de
Yambo Ouologuem était « très intéressant », c'est parce qu'il remettait en mouvement un système de pensée qui s'était fixé en idéologie… une idéologie qui consistait très exactement à présenter un pauvre Noir opprimé par
Le Blanc.
le Devoir de violence nous permet de voir, dit-il, « à travers toute cette dynastie, comment les Africains font leurs petites affaires sans tellement se préoccuper de la colonisation qui est une sorte d'épiphénomène [et] qui continue dans le fond à servir leurs rivalités féodales et la puissance des seigneurs contre les pauvres gens qui, sous tous les climats et en tout temps, restent des pauvres gens."
En effet, l'écrivain malien revisite singulièrement l'histoire africaine « depuis les empires traditionnels jusqu'aux formes de domination arabo-islamiques puis occidentales et leurs effets néfastes sur le devenir des sociétés africaines postcoloniales. »
À cette fin, il met en place une large palette de personnages dont il se sert comme instruments pour dévoiler une « réalité » qu'il estime quelque peu gênante, une « vérité » qui, dite autrement, serait insupportable. Il présente tout au long de son roman une image du continent africain où « tout semble se résumer à la violence, affrontement et à la mort, veulerie, sans compter stupre et fornication » à une époque où « chacun, tant au niveau culturel que politique, oeuvre à le réhabiliter, à attester de sa grandeur et à louer sa fierté. » Il prétend vouloir retracer, dès l'incipit, une histoire, une histoire fictionnalisée mais qui reste tout de même « la véritable histoire des nègres » et qui « commence avec les Saifs, en l'an 1202 de notre ère, dans l'empire africain de Nakem, au Sud du Fezzan, bien après les conquêtes d'Okba ben Nafi El Fitri. » Cet incipit est déjà une adresse au lecteur. Il annonce la couleur de l'ensemble, dont le ton dominant est au révisionnisme. Ouologuem demande ici au lecteur « d'oublier toutes les autres histoires, lues ou entendues, car elles sont fausses pour lire/écouter la seule qui soit vraie. » Une injonction donc, qui est « suivie d'une batterie de dates exactes, de nom de personnes importantes, de lieux précis quoique disparates, d'événements détaillés. Tout cela, semble-t-il, pour donner l'impression de véracité historique. »
Cependant, à l'époque du tiers-mondisme et dans une Afrique s'affirmant victime de l'Histoire et de l'Occident, mettre en scène une telle histoire; je veux dire, une histoire qui sous-entend clairement que le continent a une énorme responsabilité dans ses malheurs et qui incrimine non pas la République française soucieuse de pérenniser la poursuite d'une utopique « mission civilisatrice » mais plutôt les notables locaux, les personnalités indigènes, qui auraient non seulement écrit, selon Ouologuem, à des degrés différents, les pages noires de la colonisation, mais qui auraient également entretenu et intensifié la traite des esclaves qu'ils « abattaient, stockaient, marchandaient, fouettaient et livraient aux Portugais, aux Espagnols, aux Arabes et aux Français[…] » bref, ce qui était inadmissible et inopportun pour les héraults de la Négritude, c'est le fait qu'un auteur primé et encensé à travers toute la France, ose représenter le peuple négro-africain, c'est-à-dire son propre peuple, comme des « gens cruels, dont le langage est une espèce de croassement, tueurs féroces identiques à l'homme des bois, vivant dans un état de bestialité, s'accouplant avec la première femme qu'ils trouvent, de grande stature et d'aspect horrible, très velus et aux ongles extrêmement longs, se nourrissent de chair humaine, et, armés de boucliers, dards et poignards, vont nus, sauvages dans leurs coutumes, barbares dans leur vie de chaque jour, sans foi, sans loi, sans roi, sans toit autre que des vagues cabanes en forêt, d'où ils sortent au petit matin, détruisant tout par le fer, le feu, pillant toutes les régions traversées… »
Il y aurait lieu de se demander, honnêtement, où est-ce qu'on peut situer la différence entre ce passage du Devoir de violence que je viens de citer et les réflexions que Hegel se permettait de développer au dix-neuvième siècle, dans La Raison dans l'histoire, à propos des Africains, qui, selon lui, n'auraient eu aucune histoire et qui seraient entièrement restés prisonniers de l'esprit naturel. N'est-ce pas Hegel qui écrivait que le continent africain « n'est pas intéressant du point de vue de sa propre histoire, mais par le fait que nous voyons l'homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l'empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation ?» N'est-ce pas Hegel qui écrivait que « le nègre représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline, [qu'en Afrique] partout se produisent des meurtres et des vols, et les vengeances privées se donnent libre cours ? » Dans ce bref chapitre qu'il consacre à peine à l'Afrique « pour n'en plus faire mention par la suite car elle ne fait pas partie du monde historique » le philosophe allemand annonce à propos des Africains que certes, « ils sont réduits en esclavage par les Européens et vendus en Amérique, [mais] leur sort dans leur propre pays est presque pire, dans la mesure où ils y sont soumis à un esclavage aussi absolu. »
A défaut de connaitre ses réelles intentions derrière la publication d'un tel roman, il faut saluer la description grotesque qu'il fait de la violence et qui permet au lecteur de pénétrer dans le récit. C'est à travers la multiplication quasi-fantastique des expériences sexuelles, la présence envahissante de la violence, la surenchère de la grossièreté et d'outrance, les croyances primitives, les exagérations, les hyperboles nettement appuyées, que
Yambo Ouologuem réussit à livrer, magistralement, un récit qui déclenche au premier abord la consternation du lecteur parfois jusqu'à le faire frémir d'horreur. A lire absolument !!!