C'est sans violence que la voix de cette femme incandescente s'insinue en nous à la lecture de cette « Vie hors du temps ». Je suis restée subjuguée par tant de vie, de poésie, comme envoutée.
Comment fait-elle pour que l'on soit embarqué immédiatement avec elle, dans ce voyage sur les traces de Kafka, Pavese et
Svevo qui est plutôt un voyage à la rencontre d'elle-même puisqu'elle nous dit, au sujet de Pavese, dès le début « Qu'y a-t-il en moi qui fait que les battements de mon coeur, que toutes les images jamais perçues par mon oeil, je ne puisse les retrouver que dans ses phrases à lui, dans des mots choisis par lui ? »
A l'écoute des autres et d'elle-même elle rejoint ceux dans les pas desquels elle marche, écrivains et amis disparus ou éloignés.
C'est une femme ardente qui se consume, pleinement habitée par la vie et par conséquent par la conscience aigüe de la mort.
Mort qu'elle a traversée lors de séjours à l'Hôpital psychiatrique où elle a subi de multiples électrochocs.
Dans son premier livre «
Les nuits froides de l'enfance » elle dit « Je sens que le monde est autre que celui qu'on nous assigne, qu'on nous enseigne » et son refus d'
une vie conforme à celle de ceux qui l'entourent, son refus d'être « convenable va la conduire nous dit-elle « Dans cette chambre où je suis entrée à vingt quatre ans, (où) on allait pendant 5 ans me retirer mes émotions, ma sensibilité, l'audace et la liberté sans limites de mes pensées. »
Après la traversée de cette torture de l'enfermement en clinique, elle se souhaite, au cours de ce voyage, de ne pas laisser derrière elle son insatiable faim de vivre et de conserver son intranquillité »
Il y aura de belles rencontres comme celle de Letizia à Trieste, fille de
Svevo : «
Une vieille femme, mais qui, au lieu d'aller chercher dans le passé les images de son existence, les porte en elle. Voilà pourquoi elle a réussi à rester si belle dans sa vieillesse »,
de douloureuses, celle d'immigrés turcs fatigués qui ont fait halte et essaient de se détendre : « Ils n'y arriveront pas. Jamais ils ne pourront se détendre. de toute leur vie. Même leur mort ne sera pas une détente. On les prive de leur mort comme de leur vie. »
Tezer Özlü est attentive à tout ce qui l'entoure, elle est ouverte aux autres et elle illustre par son écriture ce conseil de Pavese : « Le monde ambiant ne doit pas être décrit, mais réellement vécu par des sensations » C'est sans doute cette faculté de saisir ses sensations et non d'expliquer qui fait que j'ai eu comme Ster l'amie « babelio » qui me l'a fait découvrir, l'impression d'être en présence d'une amie proche, quelqu'un qui me connaîtrait mieux que je ne pourrais le faire.
J'ai cru retrouver souvent, au détour de ses phrases, des échos de la voix d'
Alejandra Pizarnik que je ressens comme étant de la même sensibilité, passée par le feu elle-aussi :
Tezer aurait pu dire à Pavese ce court poème d'Alejandra :
Seul toi tu fais de ma mémoire
une voyageuse fascinée
une incessante flamme
ou à elle-même, celui-là :
je fus toute offrande
une pure errance
de louve dans la forêt
dans la nuit des corps
(extrait des Travaux et les nuits d'A
Pizarnik)