« Ah ! te voilà, toi ? (A sa femme) Regarde, la voilà la Pomponnette... Garce, salope, ordure, c'est maintenant que tu reviens ? Et le pauvre Pompon, dis, qui s'est fait un mauvais sang d'encre pendant ces trois jours ! Il tournait, il virait, il cherchait dans tous les coins... Plus malheureux que les pierres, il était… (A sa femme) Et elle, pendant ce temps-là, avec son chat de gouttière… Un passant du clair de lune… Qu'est-ce qu'il avait, dis, de plus que lui ? »
« Rien ».
Cette scène, la dernière du film, la plus belle et la plus émouvante, en constitue l'apothéose. Jamais Raimu n'a été aussi grand et aussi bouleversant, Jamais Ginette Leclerc n'a été aussi expressive dans son silence et ses réponses laconiques. Jamais la caméra de
Pagnol n'a été aussi près du tréfonds de la nature humaine…
Et pourtant, le projet initial ne devait pas du tout ressembler à ça.
Marcel Pagnol l'explique dans sa préface : après avoir raconté l'histoire qu'il prévoyait sur une dizaine de pages, (un boulanger ivrogne sauvé par une servante), il relate comment, après avoir lu les quinze pages de
Giono (chapitre VII du recueil «
Jean le Bleu ») avec « une admiration grandissante », il décida, ce jour-là « de renoncer à [son] ivrogne guéri par l'amour et de réaliser le chef-d'oeuvre de
Jean Giono ».
De ces quelques pages rudes et violentes, et en même temps poétiques et riches de sens,
Pagnol va tirer une tragédie rustique, où l'humanité des personnages vient à fleur de peau : autour de la petite « iliade » que constitue l'expédition villageoise pour ramener Aurélie,
Pagnol bâtit une architecture paysanne où figurent à la fois les autorités (les notables ; le marquis, le curé) et les humbles (le boulanger, sa femme, le berger) : c'est l'antinomie entre la ville et la maison, entre le public et l'intime. Entre ce qui est donné à voir, et ce qui est en vérité dans le coeur des gens…
L'histoire est vieille comme le monde : c'est la femme adultère de l'Evangile, et la Rosalie de la chanson : « Rosalie, elle est partie… si tu la vois, ramène-la-moi » … Rosalie (ou plutôt Aurélie) ils l'ont ramenée. Mais c'est là que tout commence. Procès ? Jugement ? Sanction ? Les villageois se sont embrigadés pour aller la chercher (pas pour des raisons sentimentales, mais parce qu'ils n'avaient plus de pain), mais maintenant ils n'ont pas le droit à la parole : c'est une affaire intime entre le boulanger et sa femme (le berger n'est qu'une silhouette, une ombre qui passe), entre deux personnes de chair et de sang, entre Amable et Aurélie. Et la grandeur réside dans le pardon : le plus grand des pardons, le pardon par amour.
Le film de
Pagnol est tiré par le haut par l'interprétation magnifique des comédiens, et la virtuosité du réalisateur, mais il ne faut pas oublier qu'à la base, il y a cette histoire imaginée par Jean Gino, amplifiée et sublimée par
Marcel Pagnol, et dialoguée par ce dernier avec un sens inné de la réplique adaptée aux comédiens, mais aussi une couleur, une intensité, une puissance d'évocation extraordinaire :
Pagnol touche ici au plus profond de l'âme, et il le fait en usant de thèmes archi classiques, en retournant le risible et le ridicule (le mari cocu) en une tragédie personnelle, qui d'intime devient universelle.
Finalement,
Pagnol rejoint son idée de départ : ce n'est plus un boulanger ivrogne sauvé par l'amour d'une servante, c'est une femme rattrapée (et de quelle façon) par l'amour de son mari.